Cenza : banlieue est, côte ouest
Interview

Cenza : banlieue est, côte ouest

Son nouvel album Tout droit sorti de Montreuil est un virage à cent-quatre-vingt degrés du point de vue des sonorités. L’inspiration de CenZa et de son groupe L’uZine naissait jusqu’alors du son new-yorkais, mais c’est cette fois sur la côte ouest américaine que le rap de Cenza prend sa source, sans trahir sa personnalité artistique pour autant. Entretien.

Photographies : Anton Pace

L’histoire de CenZa s’écrit à l’Est de Paris depuis plus de trente ans, au bout de la ligne 9. Il est un enfant de Montreuil et regarde aujourd’hui grandir les « petits du maire » avec tendresse. Quand ils l’écoute, le rappeur est fier, lui qui écrit inlassablement sur les rues de sa ville, ce qu’elles ont de beau et ce qu’elles ont de laid. Durant des années, CenZa a mis son univers en musique sur un son East Coast, un boom bap des plus traditionnels, renvoyant aux années 1990. C’était là une des marques de fabrique de son groupe L’uZine, et ça l’est toujours d’ailleurs. Les premières escapades (plus ou moins) solitaires de CenZa Ça vient des bas-fonds et Les Prophéties d’une plume s’inscrivaient dans le même registre, et autant dire que son nouvel album s’en distingue clairement. Tout droit sorti de Montreuil est la concrétisation d’une envie profonde qu’avait CenZa depuis longtemps. Bien sûr, il y a toujours dans sa musique des points de repères auxquels s’accrocher, CenZa de L’uZine demeure lui-même, un indépendant à l’esprit old school, aux choix artistiques radicaux, et un pur produit de sa commune. Interview straight outta la banlieue est.


Abcdr : L’uZine est un groupe actif depuis le milieu des années 2000, vous avez commencé la musique ensemble ? 

CenZa : On a commencé ensemble. Lors des débuts de L’uZine on venait tous du même quartier, et si chacun de nous rappait dans son coin à la base, on s’est vite rassemblés autour de ça. On s’est connus dans les années 2000 au collège et on a rapidement fait des freestyles ensemble. L’uZine réunissait plusieurs groupe au départ : Souffrance et moi étions en solo mais nous faisions du rap ensemble de temps en temps, Tonytoxik avait son groupe Cortège avec Sensar, Tonio Le Vakeso faisait partie du groupe Ghetto Capuché avant de nous rejoindre plus tard, B.Kash appartenait lui à La Famille sous pression…

A : Tu comptes désormais trois albums solo à ton actif, Ça vient des bas-fondsLes prophéties d’une plume et Tout droit sorti de Montreuil. Lorsqu’on parle de « solo », est-ce vraiment juste ? Ne demeure-t-il pas une large partie de travail collectif ?

C : Ce n’est pas vraiment de la musique en solo, non. J’ai toujours aimé ce délire de groupe, de crew, j’aime faire les trucs à plusieurs et c’est d’ailleurs pour ça que j’ai parfois mis du temps à avancer sur mes projets, parce que je préférais tourner en groupe. On a cette habitude de travailler ensemble, de s’épauler entre nous : untel te fait une prod, tu enregistres un autre, ce genre de choses. Puis de toute façon, quand l’un de nous enregistre quelque chose il y a toujours les gars du Z à côté [les membres de L’uZine et leur entourage proche, NDLR], on se donne des conseils, on s’influence entre nous. Quoi qu’il arrive, il y a toujours une vision du groupe sur un projet solo même si chacun fait ce qu’il aime à la fin. Ce sera toujours comme ça et c’est ce qui fait notre force.

A : Le son de ton groupe et de tes deux premiers albums est indéniablement connoté New York. Tout droit sorti de Montreuil laisse entendre un CenZa nouveau, frontalement West Coast. Quand est-ce que tu as décidé de prendre ce virage ? 

C : Ça fait très longtemps. Depuis mon premier album [sorti en 2010 mais prévu pour 2007, NDLR], je voulais commencer à bosser des sons dans cet univers. J’ai toujours aimé ça, c’est une musique qui m’a toujours influencé malgré mon attirance particulière pour le rap new-yorkais des années 1990. On me connaît par le style de rap new-yorkais mais dans mon quartier on m’a toujours donné des surnoms liés à la West Coast, « le chicano » ou des trucs comme ça, parce que je m’habillais en Dickies et tout, comme un mec de L.A. Ceux qui me connaissent savent que je baigne là-dedans depuis super longtemps, et ce projet ça fait un moment que je devais le faire. À la base c’était prévu comme une mixtape, et je bossais dessus en parallèle des divers projets de L’uZine, donc ça a dormi un peu. Mais je continuais de faire des prods West Coast et au fur et à mesure ça s’est amélioré. Ensuite, la rencontre avec Beubtwo a donné une tournure nouvelle au projet.

A : La mixtape initialement prévue, c’était De l’est à l’ouest, c’est ça ? L’idée c’était de mélanger les deux univers sonores ?

C : Il y avait ça, et puis c’était par rapport à la banlieue est aussi. Mais oui je voulais faire une partie rap boom-bap à l’image de ma musique habituelle et une autre partie West Coast. Au final j’allais proposer un mélange entre ce que je savais déjà faire et ce que je voulais apporter de nouveau, alors je me suis dit autant faire un vrai album et montrer ce que je vaux sur ce registre.

A : Lorsque vous travailliez sur les projets de L’uZine, tu as essayé d’amener ces sonorités au groupe ou c’était hors de question ? 

C : Ce n’était pas une évidence, or on essaie de faire les choses naturellement, de ne pas se prendre la tête et de faire ce que l’on aime. Dans L’uZine c’est vrai que je suis l’homme qui écoute de la West Coast, même si ça peut arriver à Tony et à Vakeso, mais disons qu’ils n’iront pas en faire d’eux-mêmes. Puisque ce n’est pas une évidence, ça veut dire que c’est une vraie démarche à avoir, alors que pour mon cas, j’ai baigné dedans et c’est naturel de le faire. Ils kiffent que je les amène sur ce terrain [ils sont invités sur l’album, NDLR], mais apporter ces sonorités dans L’uZine, c’est autre chose, et jusque-là on n’en a pas senti l’utilité. Ça ne correspond pas non plus à l’image du groupe, et moi-même j’aime bien différencier les styles : quand je fais un truc West Coast je veux le faire à fond, pousser le délire au maximum.

A : Avant Tout droit sorti de Montreuil, tu as sorti Menace, un maxi cinq titres composé en grande partie de morceaux de l’album. Quelle était la démarche ? 

C : Je voulais sortir quelques sons, et comme je partais dans un style totalement différent auquel les gens n’étaient pas habitués, je me suis dit que j’allais procéder à l’ancienne, avec une espèce de petit single cartonné. J’ai d’ailleurs mis un instru pour aller jusqu’au bout du truc, et j’ai aussi ajouté un inédit. C’était une façon d’annoncer la couleur.

A : Et quels ont été les retours ?

C : J’ai eu beaucoup de bons retours, et finalement les gens n’étaient pas si surpris que ça. J’en avais beaucoup parlé autour de moi donc le bruit avait peut-être circulé, des personnes avaient pu entendre des sons en studio ou autre. J’avais fait écouter des trucs, il suffit que les gens en parlent pour que ça se sache, et puis il y a aussi les réseaux. Donc les gens n’ont pas été si surpris qu’on pourrait le penser. Après, ça va que ça reste du rap à l’ancienne, du CenZa. Même si j’ai pris des flows nouveaux, tu arrives à reconnaître mon style, je n’ai pas « vraiment » changé.

A : Effectivement il y a une continuité dans le fait que ce soit old school, mais ce sont des techniques d’écriture différentes, des flows différents, des sons différents… Cela t’a-t-il demandé un travail spécifique, un effort ?

C : Non, vraiment pas, ça se fait naturellement. C’est une musique que j’écoute, et je ressens ce que disent les rappeurs même si je ne comprends pas tout, je sais à peu près de quoi ils parlent et ça me suffit pour me faire mon imaginaire. Je voulais juste reprendre les ingrédients de cette musique, je les connaissais déjà et j’avais fait mes premiers couplets dans ce style depuis longtemps. Je savais comment ça marchait, ça a été naturel de l’appliquer. En vrai, je n’attendais que ça, de travailler de cette manière-là ! Je voulais le faire, écrire des morceaux un peu plus racontés, de façon plus simple et plus directe. J’avais ça en tête depuis longtemps, je pense que ma première prod West j’ai dû la faire entre 2008 et 2010, et je l’ai kickée.

« Depuis mon premier album je voulais commencer à bosser des sons dans cet univers West. »

A : Tu as mis l’album en libre écoute sur YouTube, sachant qu’il est aussi sur Bandcamp comme les autres. Le premier contact que nous avons eu est né d’un échange entre internautes consistant à se partager illégalement l’album, et tu ne t’en es pas offusqué, au contraire. Quel rapport entretiens-tu au commerce de ta musique ? 

C : La musique, je pense que c’est un partage avant tout, et qu’elle doit être accessible. Même si demain tu veux faire le crevard avec tes projets, les gens l’écouteront gratuitement s’ils en ont envie. Autant partager direct ! Je pense aussi aux gens qui ne connaissent pas… Lorsque je découvre un artiste, j’ai parfois besoin d’écouter son projet avant de voir si je vais l’acheter. Quelqu’un qui écoute, c’est toujours un plus, et si la personne kiffe, elle achètera peut-être le cd !

A : Ton parcours est frappé du sceau de l’indépendance, c’est une condition sine qua non à la création artistique ?

C : [Rires] Non, ce n’est pas obligatoire. Si on a toujours fait les choses par nous-mêmes, c’est que ça s’est passé comme ça, mais ce n’était pas forcément voulu. C’est vrai qu’aux débuts de L’uZine on avait cette réputation de rester entre nous, et on le revendiquait un peu. On était jeunes, on avait une certaine mentalité et les années étant passées je pense qu’aujourd’hui on est plus ouverts à beaucoup de choses. Mais on était comme ça, on était entre nous et on se sentait bien là-dedans. Le délire « indépendant » après… Peut-être que si quelqu’un avait voulu mettre un billet sur nous et nous laisser faire, on aurait accepté ! Nous, on n’est pas fermés mais les gens ne sont jamais vraiment venus vers nous. Deux, trois personnes l’ont fait, mais ce n’était rien d’extraordinaire et ça ne nous aurait pas spécialement servi.

A : Vous avez développé un réseau dans l’underground, surtout sur les scènes, et vous êtes constitués un vrai public aujourd’hui, cela dit. 

C : C’est vrai que les gens ont toujours été là, selon que l’on soit plus ou moins actifs. C’est compliqué, on est nombreux, chacun a ses projets auxquels s’ajoutent ceux du groupes, avec ça ce n’est pas évident de se faire un vrai blase et de tenir la route sur la durée. C’est vrai que les scènes y sont pour beaucoup, on a pas mal fait parler de nous par rapport à ça, et puis on a toujours essayé d’alimenter notre discographie sur la longueur. Donc les gens soutiennent jusqu’au bout, et on a un vrai public, des gens sont là depuis longtemps, depuis bientôt dix ans ! C’est quand même un truc de fou. Ça aurait été difficile à une époque, mais aujourd’hui on peut se permettre de sortir des projets, il y a des gens qui les attendent, et ça ne peut que donner envie de continuer.

A : On parle d’indépendance au sens économique du terme, mais elle existe aussi sur le plan artistique. Sur ton nouvel album tu signes les productions avec Beubtwo, comment avez-vous travaillé ? 

C : Au tout début, vu que je ne connaissais personne qui produisait dans le délire vers lequel j’allais, je faisais toutes les prods moi-même. Je comptais faire un album que je produisais entièrement et j’en avais une bonne partie, mais ça n’avait pas encore la couleur qui est celle de l’album au final. La rencontre avec Beubtwo a été un déclic, on travaillait ensemble sur d’autres types de sons et au fur et à mesure que l’on passait du temps ensemble, je me suis rendu compte qu’il bossait aussi sur des beats West Coast, G-funk, enfin qu’il maîtrisait plein de registres, pour ne pas dire tous. Quand il m’a fait écouter ses prods West j’ai accroché de fou, c’est un tueur à gages ! J’étais sur le cul et je ne pouvais que lui proposer de poser sur ses productions. On a beaucoup travaillé dans l’échange, selon ses idées ou les miennes.

A : Comment as-tu appréhendé l’usage de la talkbox, un outil nouveau pour ta musique ? 

C : Déjà je n’en avais pas, alors il fallait absolument que je trouve un moyen de reproduire ça… J’ai essayé de le faire moi-même avec des logiciels, mais ça ne sonnait pas bien. Enfin au moins j’avais une base à partir de laquelle travailler. Après j’ai essayé de collaborer avec des gens capables de me ramener de la talkbox, mais ce n’était pas trop ça non plus ou alors j’ai perdu des fichiers, bref c’était compliqué. Au final, c’est avec Beubtwo que j’ai réussi. Il connaissait bien le truc, il touchait un peu sa bille et en plus de ça il n’avait pas trop l’occasion de pratiquer, donc ça tombait bien. On l’a fait ensemble.

 

« Je ne fais pas un style de rap qui est forcément très écouté, donc voir les petits qui peuvent kiffer L’uZine, ça me donne de l’espoir. »

A : Ton dernier album est sorti le même jour que BO Y Z de Prince Waly, que tu as par ailleurs invité. Quels sont vos rapports ? 

C : Big Budha Cheez et nous nous connaissons depuis très longtemps. Prince Waly, je traînais avec son grand frère donc dès qu’on a su qu’il rappait on l’a fait passer au studio, depuis jeune. Vu que c’était le petit frère de mon pote, c’était une évidence qu’un rapprochement se fasse quand il s’est mis à rapper, le lien existe. Quand ils ont eu leur studio, nous y allions aussi.

A : Vous avez en commun cette attirance pour le son daté et l’esthétique 90’s.

C : Oui, en plus ! Prince Waly et Fiasko Proximo sont les gars qui m’ont fait enregistrer sur bande analogique pour la première fois, alors que ce n’est même pas un truc de leur génération ! Ils sont plus jeunes que moi ! [Rires] Ils étaient encore pires que nous, ils ont poussé le truc plus loin que moi je voulais le faire. Ils sont bons, c’est un travail de fou, de l’investissement, de l’énergie.

A : Que ce soit eux, vous ou d’autres, les rappeurs montreuillois sont très actifs en ce moment, la scène locale se porte bien. Existe-t-elle vraiment d’ailleurs, ou est-ce un peu une illusion ?

C : Je pense que l’unité de la scène est réelle, en tous cas je crois que c’est ce que l’on veut un peu, tous. Cette énergie, on en a besoin pour se mettre en valeur. C’est parfois ce qui a pu manquer à Montreuil, où il y a toujours eu plein d’artistes dans le rap, le graffiti ou dans d’autres domaines. Mais le rap de Montreuil d’avant, personne ne le connaît alors qu’il était assez important. Tous les artistes de ma génération et de la suivante, qui avons connu l’ancien Montreuil, je crois qu’on a envie d’apporter une énergie de rassemblement, d’être unis pour tout péter ensemble et faire parler de la ville. Parce que tu peux être sûr que dès que ça parle de la ville, tous les gars de Montreuil kiffent, qu’importe le quartier d’où ils viennent !

A : Veux-tu bien nous parler du Café la Pêche, quel a été son rôle dans ton parcours ? 

C : J’ai clairement fait mes armes là-bas. C’est un lieu où se tenaient pas mal de gros concerts à l’époque, quand j’étais jeune j’ai assisté à pas mal d’entre eux. Après il y a eu les grands qui ont fait des ateliers d’écriture, notamment le groupe 93 Lyrics. On kickait déjà de notre côté, mais autour de 2005 ça a permis de réunir pas mal d’artistes. Il y a eu une période où La Pêche a vraiment rassemblé du monde, dans les studios en bas ça rappait, ça écrivait, il y avait des open-mics toutes les semaines et beaucoup de concerts. C’est un lieu où j’ai beaucoup squatté et appris, on y a progressé, d’ailleurs si on est bons sur scène aujourd’hui, c’est parce qu’on pouvait aller là-bas tous les jours.

A : Tu évoquais les anciens rappeurs de la ville, ce sont des gens que toi et tes potes écoutiez ?

C : Oui, les gens de ma génération, on a beaucoup écouté le rap de Montreuil ! Des mecs comme Tonytox’, Souffrance et moi, on a été très influencés par le rap montreuillois des années 2000 : 93 Lyrics, Sanctuaire Shinto, Théorème, La Légion, VSF Gang, pas mal de monde. C’est vrai qu’on a été très influencés par tous ces gens, il y avait vraiment un style montreuillois, une façon de faire les rimes que tout le monde utilisait chez nous.

A : Sur « T’es vert » tu avais évoqué l’espoir que suscitait chez toi le fait de voir les petits de ta ville poser des tags L’uZine sur les murs. C’est important d’être écouté par les jeunes de Montreuil pour toi ?

C : Carrément, c’est une fierté. Quand j’avais leur âge, j’écoutais les grands et quand il y avait un concert on venait tous mettre une ambiance de fou. C’est un kif d’être écouté par les petits ! Avant, je t’aurais peut-être répondu autrement parce que je n’aurais pas voulu influencer la jeunesse, mais les petits ne sont pas cons ! S’ils peuvent donner de la force, tant mieux, c’est important pour moi. Et je ne fais pas un style de rap qui est forcément très écouté, donc voir les petits qui peuvent kiffer L’uZine, ça me donne de l’espoir. Quand un petit me dit « lourd », que je lui pénave de Lunatic et qu’il me répond « mais je connais, t’inquiète ! » je suis sur le cul quand même, ça fait plaisir. J’ai grave besoin de ça, ça me donne de la force.

« J’ai grandi avec les odeurs du funérarium. C’était hardcore, quelque part, ça te permet de relativiser. »

A : Ça fait un petit moment que l’on parle de Montreuil là, mais il faut avouer que c’est un sujet central de ton rap, tu voues une quasi adoration à cette ville. Rien ne t’en ferait partir ? 

C : Je me suis un peu évadé de Montreuil pendant quelques années, mais quoi qu’il arrive je revenais toujours. Pendant au moins trois ans je suis allé du côté du Sud, mais c’est vrai que je faisais plein d’aller-retours. Peut-être qu’un jour je me barrerai de là, qui sait ? En plus la ville est en train de changer. La ville s’est boboïfié, si on peut dire…

A : Tu habites toujours en face du cimetière ?

C : [Rires] Bien sûr !

A : Penses-tu que ça joue sur ta musique ? Aussi bien dans l’écriture que dans les atmosphères sonores, il y a un aspect sombre, parfois d’outre-tombe. 

C : Clairement, et il n’y a pas que dans ce projet que ça peut se ressentir. Moi-même je m’en rends compte, du coup j’ai voulu en jouer et en faire un style. Vu que c’est quelque chose de fort, je me suis dit que je devais en jouer. C’est un délire ! Tu rentres le soir tu vois les corbeaux qui tournent, les lampadaires qui s’éteignent… Tout autour ce sont des cités mais quand tu marches le long du cimetière c’est un concept. [Rires] Tu te dis qu’il y a quelque chose à faire, sans faire l’apologie de la mort ou quoi que ce soit… La mort c’est quand même quelque chose qui est là, et moi je la vois, pour tout te dire je la sentais quand j’étais petit, j’ai grandi avec les odeurs du funérarium. C’était hardcore. Tu sais que c’est là et ça devient normal à la fin, puis la vie, la mort… On va tous y passer. Quelque part, ça te permet de relativiser, on m’a toujours dit « quand tu traînes dehors, dis-toi qu’il y a des âmes qui marchent avec toi ! » Ce sont des anciens qui disaient ça.

A : Cette esthétique née du cimetière d’en face, elle rejoint l’univers d’un groupe dont on ressent l’influence sur ton nouvel album : Bone Thugs-N-Harmony. Il fait partie de ton panthéon musical ?

C : Ah, carrément ! J’ai découvert ça au collège, j’en parle dans un son d’ailleurs, c’est un pote qui avait chapardé le CD à la bibliothèque, et quand j’ai entendu ça… Laisse tomber, j’ai pété ma tête ! « C’est quoi ce délire ?! » J’ai écouté leurs projets, et c’était parti, je me suis drogué à ça !

A : Le clip de « Assassin de l’État » reprend le pan sombre de l’esthétique West Coast, pour un morceau sous forme de fiction politique radicale, en mode Killuminaty. En un sens il m’a fait penser à ce qu’ont pu faire des gens comme Assassin en France, c’est une influence aussi ? 

C : Je ne sais pas si le rap français m’influence vraiment… Enfin si quand même, parce que j’ai grandi avec ça. Je ne pourrais pas dire si c’est voulu ou pas, je ne pense pas. Après c’est sûr qu’à l’époque mon grand frère me faisait écouter Assassin… Je connaissais tout ça. Mais que ça te fasse penser à Assassin, c’est marrant.

A : Ce n’est pas une question de sonorités, mais c’est cette façon d’amener par la fiction un discours radical… 

C : D’accord, je vois ce que tu veux dire.

A : Cela nous emmène sur le terrain du discours. « C’est pour ma banlieue que je représente, quand est-ce que toutes les cités vont à l’Elysée faire une descente ? » dis-tu sur ton album. La France est tendue en ce moment, on arrive à un point de rupture entre le pouvoir et le peuple, où la banlieue trouve-t-elle sa place, d’après toi ?

C : Je pense qu’elle ne trouve pas sa place… De toute façon, qui trouve sa place ? Tout le monde n’a qu’une envie, c’est de consommer. Banlieue ou pas, tout le monde est plus ou moins dans la même merde. C’est une question d’argent, de violence. La violence est partout, c’est de pire en pire. L’État est loin et il sera toujours loin, alors est-ce que ça va péter ? Ces derniers temps il se passe des choses avec les Gilets Jaunes et tout ça. Mais est-ce que ça va se calmer ou péter ? Ça m’étonnerait que ça retourne vraiment le gouvernement, que les choses changent… Franchement c’est compliqué aujourd’hui. Tu regardes la société de loin, tu ne sais plus quoi penser… Je me suis un peu détaché de tout ça. Pendant longtemps je me suis intéressé à beaucoup de choses, mais à un moment tu pètes ta tête. Ce qui se perd, ce sont les valeurs, et c’est de ça dont la société a besoin. Banlieue ou non, le peuple a besoin de solidarité, les gens ont besoin de s’accrocher à ceux qui sont autour d’eux. En ce moment, on est tous un peu recroquevillés sur nous-mêmes.

A : On n’a pas la force de se réunir.

C : C’est compliqué de réunir les gens. Aujourd’hui chacun se met dans une catégorie, on est tous dans des clichés et on ne veut pas se mélanger. C’est chaud. Après ce qui s’est passé ces dernières semaines, c’est beau, mais est-ce que ça va changer quelque chose sur la longueur ? J’en doute. Il y a une douille, même si Macron part, ce sera un autre. Même si le prix du carburant baisse aujourd’hui, il va doubler dans quelque temps puis tripler plus tard. Qu’est-ce que tu veux faire ? Quelque part on est des moutons, on subit. Si tout le monde peut se révolter c’est bien, mais demain on retourne le gouvernement, et après ?

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