Busta Flex, bien dans ses Nike
Interview

Busta Flex, bien dans ses Nike

Vingt ans après la sortie de son premier album éponyme, réédité cette année, Busta Flex continue de kicker. Entretien.

et Photographie : Coralie Waterlot
Une interview réalisée au festival En Vie Urbaine

Le 30 septembre dernier, Busta Flex soufflait sa quarante-et-unième bougie, date de naissance qu’il avait inscrit dans un titre de son album Eclipse, en 2002. Pourtant, cette année, c’est un autre anniversaire qu’il fête : celui de son premier album, éponyme, sorti il y a vingt ans. Comme d’autres de ses collègues, notamment Passi avec Les Tentations et Oxmo Puccino avec Opéra Puccino, Stabeu s’est prêté pour ce vingtième anniversaire à l’exercice de la réédition, sortie en avril, et célébrée le temps d’une soirée à La Place, mi-juin. Un concert qu’il lui a permis de rappeler sa place dans l’histoire du rap français, son CV, mais aussi de réaffirmer le rimeur vif qu’il est, toujours à l’affût des évolutions musicales, comme le reste de sa discographie l’a prouvé.

Busta Flex a incarné dès son premier disque, de manière assumée, cette version en français d’un rap américain, et plus précisément new-yorkais, de la fin des années 90. Epaulé par des compositeurs en prise avec ce son (Sulee B. Wax, MadIzm, DJ Sek et Dj Mars, Sully Sefil, Zoxea), se frottant aux charismes de Zoxea et Oxmo Puccino, guidé par Kool Shen, Flex montrait sur cet album une énergie et un amour du rap sans faille. Du « leust », du style donné sur chaque morceau, où le flow rebondit, les rimes fusent. Si on parle aujourd’hui de « kickeurs » pour désigner ces rappeurs techniques, Busta Flex y est sans doute pour beaucoup depuis « Kick avec mes Nike ».

En 2012, alors qu’il levait le menton avec Zoxea le temps d’un retentissant « C’est nous les reustas », nous avions déjà tiré un bilan de sa carrière. De passage au festival En Vie Urbaine, nous avons saisi l’occasion, cette fois, de revenir plus en détail sur son premier disque, les conditions dans lesquelles il a été enregistré, ses leitmotivs de l’époque, et la place que cette première marque discographique tient dans sa vie. Et c’est avec une réelle sérénité que Busta Flex est remonté avec nous dans le temps pour parler de ce premier album, sans nostalgie, et avec un regard à la fois lucide, critique et bienveillant.


Abcdr du Son : Est-ce que tu as vu arriver cet anniversaire, comme une date cochée sur un calendrier ?

Busta Flex : Franchement non, parce que j’étais dans une perspective de carrière. Donc t’avances. Et quand cette année est arrivée, 2018, ça n’a même pas été mon idée, on me l’a proposé. Passi l’a fait, Oxmo aussi. « Pourquoi pas toi ? » Allez, fonçons ! Comme je ne suis plus chez Warner, mais qu’à l’époque c’était chez eux, on leur a proposé, ils ont trouvé que c’était une bonne idée. Mais moi-même, je n’y pensais même pas !

A : Vingt ans en arrière, au moment de l’enregistrement de cet album, quelle est ta situation personnelle ?

B : Je suis rappeur à plein temps. J’ai signé en 1997, j’avais arrêté l’école un an avant. Quand l’album sort en 1998, j’étais prêt. Mon temps n’était consacré qu’à ça. J’avais eu mon BEP, mes rents-pa étaient contents avec mon diplôme modeste. Avec leur accord, je me suis accordé deux ou trois ans pour essayer de percer dans le rap. Et ça a été super vite.

A : Le fait que tu te sentes prêt c’est venu aussi du fait que t’avais déjà fait tes gammes avant, non ?

B : J’avais déjà sorti un maxi avec Lone, j’étais sur son album, sur le Hip-Hop Soul Party II de Cut Killer où j’avais deux titres, surtout le freestyle « Style gratuit ». J’avais déjà posé en studio, enregistré ma voix, et mon nom était déjà dans les bacs. Donc quand on m’a proposé de signer, j’étais prêt.

A : Tu parlais des parents : tu viens d’une famille nombreuse ?

B : J’ai un grand frère et une grande sœur.

A : Et t’es le seul à avoir eu ce penchant pour la musique ?

B : Non, mon grand frère avant moi aussi. Mais il n’a pas poussé le truc comme moi. Il n’avait pas le temps, et d’autres priorités. Il a six ans de plus que moi, donc forcément c’était plus compliqué pour percer. Mais il avait déjà une fibre artistique, comme il voulait être DJ et même producteur. Grâce à lui j’ai pu toucher des sampleurs, des platines, des choses auxquelles plein de mecs de mon quartier ou plein d’autres jeunes de mon âge n’avaient pas du tout accès. Donc moi j’avais un petit plus.

A : Ce qui explique aussi que tu as pu assez rapidement produire tes propres sons, non ?

B : Bien sûr, parce que j’étais vraiment un gros passionné ! Je voulais que ça avance plus. Dans mon premier deal chez Sony, en édition, j’avais une part pour pouvoir acheter du matos. Ce qu’on ne donne pas à tous les rappeurs, puisque si tu veux pas faire de son, tu n’en as pas besoin. Mais moi j’en avais besoin. Du coup j’ai tout acheté en même temps : mes platines, ma MPC, mon multi-pistes, un ordinateurs, tout pour faire un home studio, faire mes maquettes, avancer de mon côté.

A : Justement, à ce moment-là, en 1997, tu enregistres ton premier album dans quelles conditions ?

B : Sans pression… [Il se reprend] Un peu en fait, parce qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud. J’avais un gros buzz à ce moment-là. Kool Shen décide de me réaliser, c’était un challenge pour lui comme pour moi. On a commencé à enregistrer en septembre, et on a fini en décembre. Je trouve ça correct, quatre mois. C’était cool : j’étais super motivé, il y a plein de titres qu’on n’a pas gardés. J’avais carte blanche, donc il n’y avait pas de frein. J’ai dû chercher des concepts, des morceaux à thèmes, choses que je n’avais pas et qu’il me fallait. C’est ce que Kool Shen me disait. Donc j’ai travaillé dans ce sens-là. C’était la fête pour moi.

A : Il y a un mythe qu’on aimerait éclaircir avec toi, autour de « That’s My People », dans lequel tu fais les backs. Cet instru de Sully Sefil était-il prévu sur ton disque à la base ?

B : Ouais ! En fait on avait deux prods. Moi j’avais « That’s My People », et Kool Shen avait « Ma Force ». Et donc on s’est échangé les prods, parce qu’il la kiffait de ouf.

A : Un de nos collègues, qui avait le blog Details Matter, avait écrit tout un article sur tes backs, très importants sur ce morceau. Comment tu trouves ta place, toi qui a cette énergie de kickeur, sur un titre aussi intimiste et personnel ?

B : C’est Bruno [Kool Shen, NDLR] qui me l’a proposé. Le morceau était déjà fait, on connaissait tous le texte par cœur au studio. Il m’a dit : « t’es chaud pour faire les backs ? ». J’attendais que ça, donc j’y suis allé direct. Moi, dans ce truc-là, j’appuie surtout son flow, c’est rythmique. C’est du soutien, j’appuie, j’ambiance.

 

A : Ça me fait penser, puisqu’on parle de Sully, vous formez un duo incroyable, notamment avec le morceau « Eah-Koi (Keskiya) » de Koalition. Il y a une symbiose. Est-ce que ça a été formateur pour toi ?

B : Sully m’a vu dès le début, parce que c’était un pote à Lone. On avait déjà enregistré ensemble sur l’album de Lone, donc il me connaissait bien. Chaque fois qu’il a eu besoin de moi, qu’il y avait un style à faire, il m’a toujours appelé. On a toujours fonctionné comme ça, parce qu’on aimait les mêmes choses, en ayant un flow différent. On écoutait beaucoup de rap américain, donc on voulait, sans prétention, que ça ressemble aux cainris. Lui aimait Big Pun, et moi Redman. On voulait faire Redman et Method Man sur certains titres ! Comme sur « Mes Ladies et mes lauss ».

A : Quel a été le rôle de Kool Shen pour toi à cette époque ? Réalisateur, mentor ?

B : Tout ! C’était mon premier album, j’avais jamais été en studio si longtemps, dans ces conditions. Il a eu ce rôle de réalisateur, et m’a surtout canalisé. J’étais plein d’énergie, mais il y a plein de choses que je ne connaissais pas, j’étais encore en apprentissage. Je respectais les formats, mais il y a plein de choses, même dans mes flows, que je ne maitrisais pas. Il m’a donc canalisé, mais aussi fait en sorte que je puisse m’épanouir, que je vive bien mon rap.

A : Avant de rentrer en studio pour cet album, tu avais déjà une idée précise de choses que tu voulais faire sur cet album ?

B : Bien sûr. Un morceau comme « Majeur », j’avais déjà commencé à griffonner des choses. « Ma Force » aussi. Après, tout le reste a été écrit sur le tas, mais j’avais certaines idées, j’attendais les prods. J’avais déjà commencé sur des prods cainri, ce que j’aimais bien faire à l’époque.

A : Comment s’est fait le choix des instrus du coup, pour retrouver cette vibe que tu cherchais ? Tu donnais des directions, ou tu sélectionnais simplement ?

B : On me faisait écouter, et je choisissais selon ce que j’avais envie de faire. Fallait que ça ressemble à du East Coast : Mobb Deep, Redman, Busta Rhymes.

A : Y a-t-il eu un producteur en particulier avec lequel tu as senti une vraie alchimie ? Où tu t’es dit : « mon son, c’est ça » ?

B : Dans cet album là… [Il réfléchit] C’est compliqué. Elle est intéressante ta question. Parce que mon son, c’est celui de Sulee B. Wax. Dans l’album, il m’a fait « Pourquoi? ». Mais ça ressemble pas à du Sulee B., puisque lui, c’est un compositeur, alors que là, c’est une boucle. Du coup, le son qui me ressemblait dans cet album, c’est celui de MadIzm. Parce que chaque fois qu’il me faisait écouter des prods, je devenais ouf. Même si je les prenais pas pour moi, je captais toujours la vibe de ses prods. Je trouvais qu’elles collaient super bien à moi, à Kool Shen, à l’univers qu’on voulait.

« J’ai toujours voulu prouver que j’étais un artiste et que c’était mon travail. »

A : Il y a ce storytelling incroyable, « Le Zedou ». Comment est-il né ?

B : On voulait recréer une ambiance de quartier, donc Kool Shen m’a dit : « on va créer une intro avant le morceau ». C’est un pote à moi et un pote à lui qui parlent pour introduire le morceau. On a pris des bruitages de nuit, pour faire croire qu’il y avait des grillons [rires], et puis les mecs ont improvisé un soir de deal. Le morceau existait déjà, donc c’était facile de faire l’intro.

A : T’étais connu pour ce truc du style, de l’énergie. Mais en même temps, un morceau comme « Le Zedou », il y a un certain réalisme, tu saisis la vie de quartier, comme une photographie.

B : Parce que je voulais qu’on sache que je vienne de cité, sans vanter la cité. « Le Zedou », pour moi, c’était le parfait truc. Mes gars dealaient, pas moi, donc je me suis dit qu’il fallait que je fasse un truc original, que je raconte que je vends mon disque comme les mecs vendent leur shit. Dans « Ma Force », j’explique je suis un mec de quartier, mais surtout un mec qui fait de la musique. Et que c’est ce qui m’intéresse avant tout, te défoncer sur l’instru. Dehors c’est autre chose, je suis pas Schwarzenegger…

Busta Flex - « Le Zedou »

A : Depuis tu l’es devenu un peu plus ! [Rires]

B : Un peu… On va dire Van Damme. [Rires] Et donc je me suis dit qu’il fallait que les mecs sentent que je suis comme eux, mais un artiste avant tout.

A : Je te posais cette question parce qu’il y a aussi un titre comme « Ça se dégrade », où il y a également ce côté constat social, sans faire de grands discours. On sent que c’est en filigrane sur l’album.

B : On va dire c’est l’esprit NTM. J’ai toujours écouté ça, j’étais un gros fan. Kool Shen ne m’a pas forcément dirigé vers ça, mais m’a dit à un moment donné qu’il fallait des trucs sérieux aussi. C’est comme ça qu’est né « Ça se dégrade », sinon de ma propre initiative, le morceau n’aurait jamais existé. Je trouvais ça très ennuyant. J’aimais bien écouter les autres, mais pour moi, il n’y avait pas de flow dans les morceaux à thèmes. C’est con, mais c’était mon interprétation du moment, j’avais vingt ans. Je ne prenais pas de plaisir à le faire. J’ai galéré à l’écrire, mais j’en étais quand même content. J’ai pris une prod sombre, mais avec un bon boom bap, un bon rythme. J’ai essayé de me positionner comme je pouvais par rapport à mon éducation et mon vécu. J’ai essayé d’être le plus honnête possible dans ce disque.

A : Avec cette jeunesse que tu nous rappelles, au moment où tu enregistres cet album, alors qu’on te donne un budget, quel effet ça a sur toi ? Ca te responsabilise ? Ou au contraire ça te monte à la tête ?

B : C’est une responsabilité que j’avais sur les épaules. Je prenais ça très au sérieux. J’avais arrêté l’école, je signais en édition : pour moi, j’étais lancé. J’étais en maison de disques : peu importe que j’ai vingt ans, trente ans, c’était à moi de faire le taf et de montrer aux gens qui m’ont signé qu’ils pouvaient compter sur moi. Ça m’est peut-être monté à la tête après que j’ai eu du succès, de l’argent. La vie était plus facile ! J’ai eu ma période un peu fofolle, mais pas au premier album. Je m’amusais, mais j’étais sérieux, ponctuel. J’aimais ce que je faisais, les artistes que j’écoutais, dans le rap, la variété, le reggae, j’avais du respect pour ces gens-là, il fallait que je sois comme eux. Il faut respecter la musique, les gens.

A : Au fond c’est ce qui ressort de « J’fais mon job à plein temps », ce sérieux, cet investissement.

B : J’ai toujours voulu prouver que j’étais un artiste et que c’était mon travail. « Job à plein temps », c’est vraiment ça, montrer que je suis dedans. Parce que j’en ai bouffé du rap ! Je sais de quoi je parle, je sais ce qu’est le hip-hop. Ce morceau, c’était un justificatif.

A : C’est un autre fil rouge de l’album d’ailleurs : tu y défends ta vision du rap, avec peut-être la naïveté de tes vingt ans.

B : Je voulais que, de la même manière que je suis tombé amoureux du rap, les gens en tombent amoureux aussi. C’était important pour moi de le dire, mais aussi à ce que dans la forme, ça ressemblait à ce que j’écoutais en rap américain et français. C’était ma mission. Et mon pari a été gagné, car j’ai pu jouer dans des pays pas du tout francophone, et la vibe passait ! Le travail a été fait. Pour moi, la forme était très importante à l’époque. Sur l’album, même s’il y a des thèmes, c’est léger, festif. Et même si tu ne comprenais ce que je disais, il fallait que tu ressentes quelque chose, dans le flow, les prods. Sur ce côté cainri du rap, il y avait quand même une limite en France. Ils n’allaient pas aussi loin que j’ai été.

A : C’est vrai qu’on est peut-être à l’époque où il y a peut-être un schisme qui commence à s’opérer dans le rap français. D’un côté des mecs comme toi, Time Bomb, La Cliqua aussi, et de l’autre, l’émergence de groupes comme la Mafia K’1 Fry, qui font quelque chose de viscéralement rap français. C’est quelque chose que tu perçois déjà à l’époque ?

B : Pas du tout. C’est plus vers 2000, 2001, après Sexe, Violence, Rap et Flooze. Quand j’ai entendu 113, qui sont arrivés avec leur rap, leur influence, j’ai capté qu’il y avait un truc rap français. Pas anti-States, mais un truc bien à eux. Même Idéal J, il y avait un côté cainri.

A : Tu parlais de Kool Shen qui te canalisait. Mais il y avait en même temps une vraie émulation avec d’autres mecs charismatiques : Zoxea sur « La Ruée vers le roro » ou Akhenaton avec « J’ai plus d’air ». Comment tu expliques ces alchimies ?

B : Honnêtement, c’est la passion de se faire kiffer, de se surpasser, de faire kiffer l’autre. Zoxea, je suis fan de ouf depuis super longtemps ! On avait déjà enregistré « 1 pour la basse » à l’époque, puis des morceaux pour IV My People. Pour « La Ruée vers le roro », on voulait juste tout niquer, pousser le level encore plus haut. Fallait niquer l’autre !

A : Qui a enregistré en premier ?

B : Zox. Il avait déjà son couplet. Ce jour-là, on avait rendez-vous au studio le soir, et moi l’après-midi, j’étais à un concours DMC, à Porte de Versailles. Juste après, je devais enchaîner le studio, mais j’avais pas fini mon texte ! Je l’ai fini dans la voiture, en passager, avec mon bloc note. Arrivé en studio, il m’a fait écouter son couplet de ouf, j’ai kiffé ! C’est pour ça qu’en intro de mon couplet, il me dit « tu penses faire mieux ou pas ? » Il savait que mon couplet était violent ! Le morceau est quand même passé sur Skyrock, un morceau hardcore, comme ça ! On pesait !

A : Ça t’a étonné qu’il ait un tel succès, ce morceau ?

B : Ouais, parce que je le trouve super hardcore. C’est un morceau pour les kiffeurs de rap. J’étais content, mais étonné. Et il a toujours un gros succès en concert, quand on le joue, c’est n’importe quoi.

Zoxea - « La ruée vers le roro » feat. Busta Flex

A : Sur cet album, il y a deux featurings en duo : Zoxea et Oxmo. Pourquoi eux en particulier ?

B : Oxmo, je le kiffais depuis l’époque Time Bomb. Quand j’avais écouté le morceau « Esprits Mafieux », qui existait déjà avec Ali, je leur avais proposé de le refaire pour mon album. Mais Ali ne pouvait pas, ou il n’était pas chaud…

A : Ça doit être le moment où Booba est au placard.

B : Ouais, et je crois qu’il ne faisait pas de feats. Oxmo était chaud, Mars et Sek de Time Bomb aussi, donc on a fait le morceau comme ça, et on s’est lié d’amitié. Zoxea, lui, m’avait déjà invité chez lui, à Boulogne, avant mon album. On avait fait un feat ensemble, dont une partie s’est retrouvée dans « 1 pour la basse ». On est resté en contact, et c’était normal de l’inviter sur mon album.

A : J’ai une théorie sur cet album. Quand on écoute les deux albums qui ont suivi, il y a d’un côté des choses sombres, que tu vas développer avec Sexe, Violence, Rap et Flooze, et d’un autre de choses plus légères, qu’on a entendues beaucoup plus dans Eclipse. Est-ce que, malgré les défauts de jeunesse qu’on a évoqués, ce premier album n’est pas le plus équilibré ?

B : T’as pas tort. J’avais jamais vu comme ça, mais ouais, si tu mélanges Sexe, Violence, Rap et Flooze et Eclipse, ça donne un peu ce premier album. Mais après cet album, j’avais compris encore des choses dans la musique. J’étais en apprentissage. C’est pour ça que je produis la moitié des titres dans Sexe, Violence Rap, et Flooze, et qu’il est plus sombre, parce que je voulais montrer ce côté-là de moi. Pour Eclipse, c’est la rencontre avec Maleko, que j’avais trouvé fort. Je lui ai dit « mec, tu sais tout faire, tu vas faire tout l’album ». J’étais dans cette vibe des prods électroniques, compo. Et j’étais aussi encore en apprentissage : le premier album était une carte de visite, mais j’ai aussi eu besoin de m’épanouir, de tester de nouvelles choses, de comprendre des choses. Mon premier album n’était pas un aboutissement artistique. Je suis rentré ensuite dans des choses qui m’épanouissaient. Avec moins de succès, mais plus d’épanouissement, pour continuer à faire la musique que j’aime.

« Ça fait vingt ans que cet album est sorti. Pour l’anniversaire, c’est normal d’en parler, mais j’ai l’impression qu’on m’attend toujours avec ce truc là. »

A : Est-ce que ta relation avec cet album a évolué avec les années ? 

B : Avec la sortie de la réédition sortie le 6 avril, j’ai eu l’occasion de beaucoup réécouter l’album, d’en reparler avec les gens. Là je me suis rendu compte de plein de choses. Mais avant, non, je n’écoutais que ce que les gens me disaient. Je savais que j’avais eu un impact, mais c’était comme si j’avais un creux à l’intérieur, c’était pas comblé. J’ai jamais eu un sentiment de satisfaction. C’est arrivé plus tard avec d’autres albums. C’est en le réécoutant que je me suis rendu compte du travail, de l’impact. Je me suis dit « putain, j’ai rappé, sa mère ! » Si tu veux, quand je vois la forme, je sens l’énergie, quelque chose qui sort de ce disque-là. Je trouve qu’il y a une magie dans cet album. Et je suis content d’avoir fait un disque qui a cette magie. Parce que dans les autres c’est différent.

A : Tu as eu aussi un regard critique sur cet album par moment ?

B : Bien sûr ! C’est pour ça que je ne l’écoutais pas. Je trouvais qu’il y avait trop de flows pas en place, que je gueulais trop sur certains titres, au lieu de rapper. Trop criard, pas assez de maîtrise.

A : Ce qui est ironique, c’est que « J’fais mon job à plein temps », c’est précisément un de seuls morceaux où ta voix est beaucoup plus retenue.

B : Parce que  je revenais de concert et j’avais la voix cassées. [Sourire] Donc ça m’a permis de rapper bas et d’être dans un style, sinon je l’aurais pas pris comme ça.

A : Au final, qu’est-ce que ça fait de rejouer ces morceaux du début de ta carrière sur scène, vingt ans plus tard ?

B : Je suis super content. Je me dis que j’ai fait quelque chose  d’important dans ma vie, ça a marqué des gens, ils ont voyagé, grandi avec cet album. Ça a marqué l’histoire du rap français, donc quelque part je suis très fier de ça. Et en même temps, je suis un peu frustré, parce qu’on m’en parle aussi beaucoup. Là, je vais sortir des nouveaux trucs qui n’ont rien à voir. Je me dis juste que les gens qui pensent que je vais refaire la même chose vont devoir capter la vibe, sinon tant pis. Ça fait vingt ans que cet album est sorti. Pour l’anniversaire, c’est normal d’en parler, mais j’ai l’impression qu’on m’attend toujours avec ce truc là.

A : Ça a été un fardeau ?

B : Ouais, parce que chaque fois que je sortais des nouveaux trucs, même bien plus tard, dix, quinze ans après, on me disait de refaire comme les titres du premier album. J’étais prisonnier de ça. Il y a peut-être même des gens qui n’ont pas écouté ce que j’ai fait après !

A : Est-ce que si tu étais resté au sein de IV My People, ça ne t’aurait pas permis de passer à quelque chose d’autre en douceur aux yeux du public ?

B : Non je pense pas, parce que le format ne me plaisait pas. Il y avait un style de prod qui me plaisait pas à un moment. C’était trop rap français. Je pense que je suis parti au bon moment, ça m’a permis de me casser la gueule, tester des choses que je n’aurais pas pu tester dans IV My People.

A : Tu redoutais ce son rap français ?

B : Ha ouais, carrément ! Ce groove ne me plaisait pas, c’était trop droit, trop sec. C’est du rap de caisse claire et de charley. C’est bien … [Il frappe la tranche de sa main dans la paume de l’autre, de manière régulière] C’est autre chose, et je n’ai pas été un grand partisan de ce son-là.

A : On a le sentiment, en t’écoutant dire que tu étais constamment en apprentissage, que tu imagines ce que tu considères comme ta meilleure musique devant toi, et non pas derrière. D’ailleurs tu parlais de nouvelle musique que tu comptes sortir.

B : Pour moi, ce qui va arriver cette année, c’est l’essence de Busta Flex en 2018. Il m’est arrivé des belles choses, mais aussi des choses violentes. Et quelque part, ça m’a permis de pouvoir rentrer encore plus dans la musique. Faire et dire des choses que je m’autorisais pas avant, sortir des flows qu’on n’attend pas de moi, actuel. Mon meilleur album, c’est celui qui va arriver. Je vais d’abord sortir un EP fin novembre, et l’album arrivera en avril, je pense. Je suis très, très, très content de moi, parce que j’ai réussi à gommer plein de choses. En 2012, j’ai sorti la Flex Tape 93.8. A cette époque, j’étais au bout de mon rap, de toutes mes ficelles. Je sentais que j’étais essoufflé. Le rap avait changé, j’avais raté un train en marche, j’avais le cul entre deux chaises. Et après la sortie de Flex Tape, j’ai arrêté de rapper.

A : Pourquoi ?

B : Pour pouvoir comprendre ce qui se passait dans le rap. Je n’étais pas forcément à l’ancienne, mais j’étais un peu hermétique au nouveau rythme. J’avais l’impression d’être à l’écart de ce qui se faisait, tout en pensant que ce que je faisais était contemporain. Ce que je disais, ma manière d’interpréter : je ne me faisais plus kiffer, et je ne faisais plus kiffer plein de gens. Soit j’arrêtais, soit je me remettais en question. Et en même temps, j’ai produit Hornet La Frappe. Et ça a été bon pour moi, parce que j’ai pu prendre sa fraîcheur. En faisant ses prods, je comprenais ce qui lui voulait faire, sans que je sois pour autant prêt. On a arrêté de travailler ensemble en 2015, il a fait son chemin. Et c’est à cette époque que j’ai commencé à enregistrer des nouveaux trucs. Et depuis le mois de juin, tout est pratiquement fini. Et j’ai repris le goût de rapper. L’épisode du Cercle a été important pour moi aussi : ça m’a donné beaucoup de force, parce que c’est un autre public, et mon freestyle a été bien accueilli. J’ai fait la tournée l’Âge d’or, celle de NTM, mon buzz a repris. Sur les morceaux qui vont sortir, on va sentir que je suis libre dans mon rap, mon interprétation, les prods que j’ai choisi. C’est même plus hip-hop qu’avant, même si c’est contemporain. Mes flows, mes placements : c’est un nouveau Busta Flex, sans surenchère. J’ai pris de la bouteille.

A : Cette tournée de l’Âge d’or, si elle avait eu lieu deux ou trois ans avant, tu l’aurais faite ?

B : Non, parce que je me serais dit : « tu vas t’enterrer gros ». Au début, quand ils me l’ont proposé, j’ai dit non, parce que ma vision du hip-hop et celles d’autres artistes de l’Âge d’or du rap français n’est pas la même. Se retrouver sur scène, alors que pendant plein d’années on ne s’était pas calculé, je n’étais pas d’accord. Après, ils m’ont expliqué plein de choses, et je me suis dit que j’allais le faire. J’ai pu tirer mon épingle du jeu. Ça a été cool.

A : Cette liberté, quand est-ce que tu l’as ressentie la dernière fois ?

B : Au premier album. Et aussi à l’album Pièce Maîtresse, en 2006, mon dernier album chez Warner, avec qui ça s’était mal passé. Je me suis dit « fais toi l’album que t’as envie de faire ». Là depuis deux ans, je me sens super bien… [Il marque une pause] Il y a un truc qu’il faut que je dise, et les gens le découvriront dans les chansons : en fait j’ai perdu mon père il y a trois ans. Ça m’a tué, mais ça m’a aussi enlevé un poids. Ça m’a rendu plus libre de pouvoir dire des choses, comme si j’avais le droit.

A : Cette absence t’a libéré ?

B : J’ai réussi à mettre dans mes textes la douleur que j’ai ressentie. Avant, je n’y arrivais pas, et je me demandais comment d’autres rappeurs y arrivaient. C’est soit du vécu, soit une belle plume, et moi je mise sur le vécu. Il m’est arrivé tellement de merdes ces dernières années, que je me suis dit « si tu veut continuer dans le rap, c’est que vraiment tu aimes ça ». Je dois montrer que je ne le fais pas pour rien, c’est-à-dire de la meilleure manière possible. Cette douleur me permet d’être honnête et franc. J’aborde le rap d’une autre manière. Et j’ai hâte que ça sorte, parce que je trouve que je manque dans ce paysage rap français. Il y a plein de générations, mais dans la nôtre, on n’est pas beaucoup à occuper le terrain, ou à n’occuper qu’un seul terrain et ne rester que dedans. Alors qu’on est plein à avoir entre trente et cinquante ans, kiffer le rap de ouf, que ça soit du Niska ou du Kery James. Je me suis positionné comme ça : « t’as vingt-cinq ans de rap mon pote, qu’est-ce que tu peux donner en 2018 ? » Ce disque là est mieux que ceux que j’ai pu sortir avant, où j’étais en carrière. J’aurais pu arrêter de rapper, j’ai décidé de continuer, en indé, je ne fais que ça, donc je me dois de bien le faire pour moi et les gens qui aiment la musique. C’est mon métier, c’est mon game. Si mon disque ne marche pas, je m’en bas les couilles. Mais je vais en faire saigner des oreilles.

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