Apollo Brown
Interview

Apollo Brown

Il aura réussi en quatre ans à peine, et tout de même sept albums, à s’imposer comme l’un des producteurs actuels sur lesquels il faut désormais compter. Rencontre avec Apollo Brown, le kid de Detroit.

Photographie : Anton « Scut36 » Volkov

En 2012, Apollo Brown sort principalement deux albums qui, à eux deux, marquent un tournant dans sa carrière de producteur. Deux albums fonctionnant en miroir, sur une formule commune : un producteur, un MC, 16 titres. Il y a d’abord Trophies, premier album solo d’O.C. depuis 2005 et le plutôt dispensable Smoke and Mirrors. Puis Dice Game, collaboration avec Guillty Simpson, dont le dernier opus – parenthèse Random Axe mise à part – date de 2008. Sur le papier, ce n’est pas forcément très engageant. C’est pourtant là que réside toute la force d’Apollo Brown, dans sa capacité à sortir des projets intelligents, cohérents, aux sonorités clairement orientées 90’s, sans pour autant paraitre datés. Profitant de son passage à Paris, nous l’avons interrogé sur ses influences, ses projets, et ses méthodes de travail.


Abcdr du Son : Pourquoi devenir producteur ?

Apollo Brown : Je me suis toujours intéressé à la musique. Bien avant de commencer à m’y mettre sérieusement. Je n’écoutais jamais un morceau dans son ensemble, j’essayais forcément d’en déconstruire la composition plutôt que de simplement l’apprécier pour ce qu’il était. J’isolais la caisse-claire, ou un détail du beat, une parcelle d’une ligne de basse. J’écoutais beaucoup de disques à l’époque, mais je pense que c’est Breaking Atoms de Main Source qui m’a donné envie de m’essayer à la production. Oui, quand j’y pense, c’est vraiment cet album là qui m’a donné envie de faire partie de ce monde. Et j’aimais l’idée de rester en arrière plan. Je n’ai jamais voulu rapper. Je voulais faire de la musique, créer des beats, travailler la matière sonore, tout simplement.

A : Comment travailles-tu ?

AB : Il n’y a pas vraiment de recette. Je me lève le matin, je m’assieds devant mon bureau et je commence à écouter des samples. Je crée d’abord un beat, puis je passe en revue plein de samples et j’essaye différentes combinaisons. J’y vais à tâtons. Ça ne me plait pas, je jette, je recommence, jusqu’à ce que je sois satisfait. Je dirais que j’ai une routine, plus qu’une méthode ou un système de travail.

A : Quel équipement utilises-tu ?

AB : Mon équipement est plutôt minimal, mon installation, absolument horrible, surtout composée d’outils bas de gamme ou en mauvais état. Je pourrais déménager demain et tout laisser sur place sans verser une larme. J’utilise principalement un vieux logiciel qui s’appelle Cool Edit et qui est sorti en 1997. Ce n’est même pas un logiciel destiné à la production musicale. A la base, c’était utilisé en radio pour monter des dédicaces ou des publicités, des choses du genre. C’est juste un logiciel de manipulation sonore basique, mais j’ai compris comment l’utiliser et n’ai juste jamais changé. J’ai un Roland XB50 que j’utilisais beaucoup pour mes lignes de basse, mais je ne m’en sers plus trop parce qu’il n’y a plus que 16 touches qui fonctionnent et ça devient un peu compliqué. Mes enceintes saturent constamment. L’ordinateur que j’emploie date de 2000 et me lâche tout le temps. Il est si vieux que je dois effacer des fichiers à chaque fois que je veux faire un nouvel arrangement, sinon il plante ou refuse de sauvegarder. Tout ce que j’utilise est de ce niveau. C’est la honte, mais j’ai appris à faire avec ce dispositif, je sais comment faire que tel son sorte bien en vinyle ou tel autre passe bien en live. J’ai appris à aimer travailler comme ça. J’ai depuis investi dans quelques machines plus sophistiquées, mais je ne les utilise pas vraiment. Elles restent dans un coin et je joue avec de temps en temps, mais je n’ai encore rien produit avec.

A : Comment définirais-tu ton style ?

AB : Boom-bap, tout simplement. Je ne me considère pas du tout comme expérimental. Je n’expérimente pas trop. J’ai grandi pendant l’âge d’or du hip-hop. J’ai 32 ans. J’étais adolescent au début et au milieu des années 90. C’est les couleurs sonores que j’aime et que je recherche. J’ai encore le souvenir d’avoir acheté Illmatic à sa sortie. En cassette. C’est ce qui continue de m’influencer. Du boom-bap pur et dur. Les productions expérimentales, c’est intéressant, mais je trouve que c’est encore le boom bap qui transmet le plus de sensations et qui fait le plus vibrer, et c’est ce que je recherche par dessus tout.

A : Quel album considères-tu comme une référence absolue en matière de production ?

AB : Probablement, celui qui reste également mon album préféré toutes époques confondues: Enta da Stage, de Black Moon. Les Beatminerz ont vraiment tout donné sur cet album. Ce disque est incroyable du début à la fin, en matière de production, de rap et de paroles. Ce disque me rend encore fou.

A : Ta structure se nomme 24 Carat Brown Music. En référence à Dale Warren, je suppose ?

AB : Exactement. C’était une référence importante, à mes débuts en tant que producteur. Ses disques m’ont construit et m’ont beaucoup fait réfléchir. J’ai même fait un morceau sur Skilled Trade, « Poverty’s Pair Of Dice » pour me frotter moi aussi à ce sample légendaire. 24 Carat Black c’est un concentré de titres incroyables, d’une grande densité sonore. Malheureusement, ils n’ont que très peu produit, et étonnamment, je me suis rendu compte qu’encore beaucoup de gens qui connaissent pourtant des dizaines de déclinaisons de ces morceaux ignorent complètement leur provenance originelle.

A : Quel concept sonore avais-tu en tête en préparant Dice Game ?

AB : Je voulais que les gens ressentent presque physiquement la musique. Je voulais beaucoup de grain. Je voulais que ça colle à la voix et au flow de Guilty. Je voulais que son rap et mes beats soient parfaitement complémentaires. Bon, je savais que cette partie du travail serait facile, nous avons des univers très proches. Mais je voulais vraiment travailler le grain, une texture rugueuse, brute, mais accompagnée de beaucoup de douceur et d’âme. Je voulais qu’en fermant les yeux, les titres vous emmènent quelque part. Certaines personnes pensent que j’ai utilisé de grosses boucles de soul pour cet album. C’est vrai qu’on pourrait le croire à l’écoute. Mais je n’utilise que peu de gros tronçons de samples. Je coupe des petits bouts de plein de morceaux et les recolle pour recréer des boucles conçues sur-mesure. Je trouve que beaucoup de musique de nos jours consiste à coller côte à côte un son et une voix. Ça n’a pas d’âme et c’est plat, ça ne provoque rien en moi. Si je travaille tellement mes productions et l’imbrication de la voix et du son, c’est parce que je cherche à insuffler de l’âme à ce que je fais. Donc ce disque, je le voulais avec un grain, brut et rugueux, mais avec de l’âme. Je voulais, quelque part, qu’il me rappelle Détroit.

« J’ai encore le souvenir d’avoir acheté Illmatic à sa sortie. En cassette. C’est ce qui continue de m’influencer. »

A : Parlons de Détroit, justement…

AB : Artistiquement Détroit est au top. Le hip-hop de Détroit est au top, la scène électro est toujours au sommet, et nous avons produit certains des meilleurs chanteurs soul de ces dernières années. Où que j’aille, en Australie, en Asie, ou en Europe, tout le monde veut savoir ce qui se passe musicalement à Détroit. C’est incroyable de voyager et de découvrir cet engouement. Surtout qu’en parallèle notre ville s’est beaucoup appauvrie durant les dernières décennies. Nous avons toujours beaucoup de problèmes à gérer, de mentalités à changer, nos rapports avec nos autorités locales restent compliqués. Puis le ciel… Il fait constamment gris à Détroit. C’est une ville sans soleil. Il est facile de voir pourquoi la créativité y est si exacerbée. Beaucoup de choses s’y passent, il y a beaucoup de sujets à aborder. Sors juste marcher un peu, regarde autour de toi et tu trouveras mille sources d’inspirations. Quand O.C. est venu enregistrer Trophies, je lui ai fait faire un long tour en ville et il m’a dit « Mec, je n’ai jamais rien vu de pareil dans ma vie. » Ça craint vraiment. Mais les choses s’arrangent, doucement.

A : Tu cites en références le Wu-Tang, Mobb Deep, Black Moon ou Smiff-N-Wessun, mais jamais de groupes locaux…

AB : C’est parce que je n’ai pas grandi avec la musique de Détroit. Je n’écoutais pas de hip-hop d’ici. J’ai grandi avec Gang Starr, Mobb Deep, le Wu-Tang. J’ai grandi immergé dans le hip-hop de la côte est. C’est ce à quoi j’ai été exposé, ce que tous mes cousins et mes amis écoutaient. Je connais peu la scène hip-hop locale de l’époque.
Je ne suis pas un grand fan de la Motown non plus, d’ailleurs. Bien sûr, je respecte la Motown et son histoire. Mais en matière de samples, honnêtement, j’essaye d’en rester aussi loin que possible. Bien sûr, en cherchant bien, on en trouve un peu dans mes productions, mais ce sont surtout des extraits d’albums qui restent loin des clichés Motown. Je n’y touche pas trop parce qu’il est facile d’avoir des ennuis en samplant de la Motown. Puis surtout, la Motown, c’est la musique commerciale de l’époque. Je ne vois aucun intérêt à sampler la musique commerciale d’hier

A : Tu fais parti de plusieurs groupes à Détroit : Daily Bread, The Left, Ugly Heroes, Brown Study… Qu’est ce que ça t’apporte en tant que producteur ?

AB : Je ne dirais pas vraiment que ce sont des groupes. À part Ugly Heroes, peut-être. Les autres projets que tu sites sont plus des choses assez ponctuelles que je fais en parallèle, avec des potes. Un peu comme quand Madlib et J Dilla ont commencé Jaylib. Ce n’est rien de régulier. Ugly Heroes, par contre, ça, oui, je le vois comme un vrai groupe. Nous sommes trois, il y a moi et deux MCs. L’un est de Detroit et s’appelle Red Pill, l’autre est de Chicago et s’appelle Verbal Kent. Je voulais en faire un concept à la Little Brother ou Slum Village, un truc à trois, avec deux MCs et un producteur. Je voulais aussi vraiment qu’on le construise à partir de zéro, avec des MCs sans grosse exposition médiatique. Nous verrons comment ça évoluera avec le temps. Tout ce que je peux dire c’est que la musique est, à mon sens, très belle, et que nous avons déjà un album enregistré et prêt. Nous devrions le sortir en Mai.

A : Quels autres projets as-tu en ce moment ?

AB : Le seul que je puisse vraiment nommer, c’est Ugly Heroes. J’ai un autre album qui est prêt. Une collaboration. Quelque chose d’assez gros. Mais je ne peux pas en parler pour le moment. Je suis justement allé à New York il y a quelques semaines pour le mixer. L’album est fait. Maintenant, la sortie dépend de choses que je ne maitrise pas, surtout que ce n’est pas un projet Mellow Music Group.

A : Et si tu pouvais choisir ton prochain projet ?

AB : Facile : Nas. Nas est probablement mon MC préféré de tous les temps. J’adorerais le ramener sur un terrain plus proche de ses origines, mais avec son flow et son expérience de maintenant. J’aimerais aussi faire un album avec Jay Electronica, Je suis un grand fan du travail de Jay Electronica.

A : Qu’écoutes-tu en ce moment ?

AB : C’est un peu nul mais ce que j’écoute principalement ces derniers temps, ce sont mes propres productions. Parce que j’ai travaillé sur plusieurs projets que j’ai dû finaliser. Qu’est ce que j’écoute ? [NDLR : Killer Mike passe et le salue] Killer Mike, bien sûr ! Kendrick Lamar et Danny Brown, sinon. Ce que beaucoup de gens écoutent en définitive. Puis dans ma voiture j’écoute encore ce qui me plaisait adolescent. Beaucoup de trucs des années 90, toujours. Mais pour être tout à fait honnête, ces temps-ci, j’ai vraiment surtout écouté mes propres sons. J’ai été plutôt dans mon coin et hors du coup.

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7 commentaires

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  • hiphopadict,

    Mon coup de coeur de ces dernières années ! Depuis son projet avec OC je suis totalement fan ! Il a su remettre au gout du jour le boom bap, moins « commerciale » que Statik Selektah (commerciale c’est un grand mot, j’entends par là que Statik ne fait pas que du boom bap pur et dur).

    J’ai eu la chance de le voir en concert a Lyon avec OC avant la sortie de leur album, un des meilleurs concert que j’ai pu faire !

  • kasper,

    merci abcdr

    jle connaissais pas le type…

  • Mr Dobalina,

    Bonne interview comme toujours mais grave overrated le bonhomme. Toujours les mêmes loops, drums, la même façon de tourner les samples, la même texture ça tourne grave en rond quoi. Pas mauvais ni excellent dans le fond mais très redondant sur la forme, en gros il a fait le tour de ses machines^^

  • karim,

    Merci pour cette interview, c’est plutôt rare en ce qui concerne Apollo Brown. 🙂

  • AL,

    @KEV : Merci ! Ce que j’ai entendu du nouvel Ugly Heroes laisse présager du très lourd, et j’ai super hâte de voir comment ils ont articulé le double projet Ghostface.

    @HUGHES : grave, j’ai failli faire une attaque quand ils ont annoncé sa sortie. Ca reste, à mon sens, l’un des plus gros coups de Numero Group. Leur blog regorge aussi d’anecdotes sur le sujet : http://numerogroup.wordpress.com/category/24-carat-black/

  • Hugues,

    L’album « Gone: The Promises Of Yesterday » (de 24-Carat Black) ressortie des tiroirs par le label Numero Group est excellent.

    http://www.numerogroup.com/catalog_detail.php?uid=01050

  • Kev,

    Encore une fois merci l’abcdr, toujours sur les bon coups!
    Ca faisait un moment que j’attendais de votre part une chronique de l’un des meilleurs prodo de ces dernières années!
    Son taf est incroyable, ça faisait un moment que des prods rap ne m’avait pas fait autant vibrer.
    Mentions spéciales pour Daily Bread et Gas Mask.
    Thx and keep up the good work!