1997, année charnière pour White & Spirit
Interview

1997, année charnière pour White & Spirit

Vingt ans après, nous sommes revenus sur la riche année 1997 du duo de producteurs White & Spirit.

White & Spirit font partie des grands protagonistes de l’année 1997 du rap français. Les frères Kourtzer, Fabien et Mike, produisent en effet le maxi marathon 11’30 contre les lois racistes et sont les architectes de la légendaire bande originale de Ma 6-t va crack-er, de leur ami Jean-François Richet. Cet exercice leur a en quelque sorte mis le pied à l’étrier : ils ont depuis composé pour certains des réalisateurs français les plus en vue (Jacques Audiard, Arnaud Desplechin, Nicolas Silhol), toujours sous la bannière du Cercle Rouge (www.cerclerouge.com). Vingt ans après, nous avons pu échanger avec White pour qu’il nous raconte les grands moments de cette année 1997 et comment ces évènements ont influencé la suite de la carrière du duo.

11’30 contre les lois racistes

Abcdrduson : 11’30 contre les lois racistes sort en début d’année 1997. Comment s’est fait le choix des gens qui ont posé sur le morceau ? 

White : Une partie figurait sur la BO de Ma 6-t va crack-er et il y avait d’autres gens avec qui on avait envie de travailler. Rockin’ Squat nous a aussi présenté Azé, Radikalkicker et Kabal. Ménélik, qu’on avait invité sur Ma 6-t va crack-er, nous a proposé de faire participer Soldafadas. Pour Sléo, on était au studio Plus XXX à Paris pour enregistrer les voix, et comme ils étaient en train de bosser dans une cabine à côté on leur a proposé de venir. Ils étaient enthousiastes, ce sont des gars supers, ils ont fait le boulot et on est très contents qu’ils soient sur le morceau.

A : Ça s’est donc fait un peu par hasard pour certains…

W : Nous n’avions pas prévu qu’il y ait autant d’artistes au départ, ça s’est gonflé en quelques jours.

A : Tout le monde a enregistré au même endroit ? 

W : Il n’y a qu’Akhenaton, qui était à Marseille. Normalement il vient toujours au studio quand on bosse ensemble, mais là c’était exceptionnel il était sur autre chose donc il a eu la gentillesse de nous envoyer son couplet qui était terrible, comme d’habitude.

A : L’instru que vous composez pour ce morceau a-t-il été réalisé précisément pour 11’30 contre les lois racistes, ou est-ce que vous l’aviez déjà fait par ailleurs et vous vous êtes dits que ça collait bien avec le thème ?

W : Pour te répondre de manière plus générale, on ne compose jamais dans le vide. Par exemple, quand on a composé pour Ma 6-t va crack-er, on avait le nombre exact d’instrus pour le film. On compose toujours dans un but précis, pour ce qu’on nous demande. En l’occurrence, comme 11’30 devait se faire très vite on avait très peu de temps pour réunir tout le monde et faire l’instru, donc on l’a fait vraiment à la volée.

A : Est-ce que tout le monde a participé gratuitement ? 

W : Oui bien sûr.

A : Vous aviez reversé l’argent des ventes à des associations…

W : Oui. Au départ, quand on a lancé le projet on a cherché à qui on pouvait reverser l’argent. On ne voulait pas tomber dans les clichés et donner à SOS Racisme et compagnie. Ce n’est pas qu’on n’avait pas confiance en eux, mais on voulait être sûrs d’où allait notre argent. Madj [d’Assassin Productions, ndlr] nous a parlé du MIB, le mouvement de l’immigration et des banlieues. On a fait des réunions avec eux, on a vu ce qu’ils faisaient et on s’est dit que leur donner les sous à eux était le meilleur choix, et donc tout leur a été reversé.

A : C’est la première sortie du label Cercle Rouge, que vous avez monté à Jean-François Richet. Quel a été son rôle dans la réalisation du morceau ? 

W : Jean-François est quelqu’un de très politisé et d’engagé. Il y avait eu la loi Debré à ce moment-là, et il a estimé que ce n’était pas juste cette loi qu’il fallait dénoncer, mais les autres également, toutes celles qui avaient précédé. Des disques devaient sortir uniquement sur le projet Debré, on ne les a pas empêchés de sortir mais on a estimé qu’on devait faire quelque chose de plus général, sur le racisme. Jean-François a ensuite appelé Madj pour trouver l’association qui serait destinataire des fonds. À part ça, il a toujours été très impliqué dans le label. C’est quelqu’un qui connait très bien la musique, il a même fait des instrus sur certains projets, notamment sur la compilation Cercle Rouge. Il avait son sampler, il était à fond là-dedans aussi. Surtout à ce moment-là. C’est quelqu’un d’engagé sur le plan artistique également, il n’aime pas faire les choses à moitié.

Ma 6-t va crack-er, le film

A : Une anecdote m’a frappé en lisant votre bio : quand vous rencontrez Jean-François Richet au milieu des années 1990, il vient de finir son premier film, État des lieux. Il a pu le financer avec son propre argent, après avoir gagné au casino où il avait joué son RMI. Comment a-t-il acquis le savoir-faire nécessaire pour réaliser des films ?

W : Au départ, il a un CAP d’imprimeur. Il a fait caissier dans un supermarché aussi, je crois. Quand on l’a rencontré effectivement, son film était déjà fait, on est arrivés à Meaux en 1994. Il y avait une solderie à Beauval [quartier de Meaux, ndlr] qui s’appelait Gigastore ou quelque chose comme ça. Un genre de Foir’fouille. Il y avait trouvé des lots de K7 vidéo de vieux films, de Sergei Eisenstein notamment. Il les a achetés pour que dalle. Ça a été une révélation pour lui. Il a étudié tout ces films à fond, il a bossé comme un fou. C’est là qu’il a compris ce qu’il voulait faire. C’était en adéquation avec ses idées politiques aussi, le cinéma pour lui c’est un vecteur de discours, il pense que ça peut influencer les mentalités, même s’il ne fait pas toujours que des films politiques.

A : Donc il est complètement autodidacte ? 

W : Il me semble qu’il avait commencé une école de cinéma, mais qu’il s’est fait virer parce qu’il n’avait pas le fric pour payer. Donc, oui il est autodidacte. Comme nous dans la musique.

A : Ma 6-t va crack-er a été assez mal reçu par la critique, qui a priori ne s’attendait pas vraiment à un tel film. Quel regard vous avez sur ce film ? 

W : Pour nous, c’était un film prophétique. On l’a vécu de l’intérieur, donc on a un regard particulier dessus. On adore ce film et quand on le regarde maintenant, on se dit que les gens qui n’ont pas aimé n’ont pas compris grand-chose. Sincèrement, c’était un film authentique, qui racontait les choses comme elles se passaient. Ce n’est pas un film hollywoodien, comme les gens l’attendaient peut-être. Ce qui a dû perturber certaines personnes, c’est son côté cru. Des gens ont dit que c’était un film d’extrême-droite, ils n’ont rien compris du tout. Il y avait une certaine bien-pensance à l’époque, et ça dérangeait.

A : Un certain déni de la réalité…

W : Oui et aujourd’hui ça continue. Les gens ne veulent pas voir ce qui est sous leur nez. Certains disaient « non mais ça ne se passe comme ça en cité », mais n’y avaient jamais foutu les pieds de leur vie. La presse à l’époque avait cartonné le film, mais aujourd’hui elle s’en sert comme exemple. Après… Ce n’est pas la même échelle, mais quand Charlie Chaplin a sorti Le Dictateur, il a aussi été décrié par la critique. Je ne compare pas les films, bien sûr. Mais parfois pour pouvoir reconnaître la qualité d’une œuvre il faut du temps. La preuve que Ma 6-t va crack-er a eu un impact, vingt ans après on en parle encore. Il a été censuré, il est resté une semaine en salle, et aujourd’hui il y a encore des t-shirts qui se font autour du film, d’autres choses… C’est quand même resté dans les esprits. Et je ne parle même pas du disque. Les mentalités évoluent, les gens aussi, c’est une question de contexte.

A : Sur ce film, vous réalisez les musiques. Avez-vous été impliqués au-delà ? 

W : On a eu la chance de ne pas être loin du lieu de tournage, puisque ça se faisait dans notre quartier surtout, avec quelques scènes d’émeutes tournées dans le 93 également. On était toujours avec Jean-François, soit on allait au tournage avec lui, soit il venait au studio quand on bossait avec les artistes. On vivait le film de l’intérieur, on était imprégnés. Maintenant, quand tu bosses sur un film tu reçois des Wetransfer avec des images. Là, on recevait les images bien plus tard mais on avait vu le plateau, on avait vu la scène et du coup on savait ce qu’on devait faire pour la musique.

A : Le film s’est donc tourné à Meaux en grande partie. Est-ce que la municipalité de la commune vous a soutenu ? 

W : Pas que je sache. En tout cas, ils ont donné les autorisations de tournage. D’ailleurs il n’y a pas eu beaucoup d’aides, ils n’ont pas eu le CNC non plus je crois. Ce n’est pas un film qui a été populaire auprès des administratifs, on va dire.

Ma 6-t va crack-er, le disque

A : Pour ce qui est de la bande originale du film, le choix des participants s’est fait comment ? 

W : Ça s’est fait progressivement. A l’époque on faisait les marchés avec mon frère, Jean-François venait avec nous et on réfléchissait au tracklisting. Pour certains artistes, on s’est décidés assez vite. Jeff voulait absolument qu’il y ait Stomy et Passi. Tout de suite on s’est dit aussi qu’on voulait KRS-One même si on ne savait pas comment on allait faire. 2Bal 2Neg’ c’était évident, on travaillait déjà avec eux. Mystik pareil, c’était quelqu’un de notre quartier. Arco c’est le cousin de Jean-François, il était partie prenante du film, il avait carrément sa place. Rootsneg on les a vus à la première scène qu’on a fait avec 2Bal 2Neg’, à Fontenay-sous-Bois. On avait trouvé qu’ils étaient super forts, donc quand on a monté le tracklisting on a pensé à eux. Ménélik c’est venu un peu plus tard. C’était quelqu’un qui faisait des morceaux qui marchaient bien, mais on s’est dit qu’il avait sûrement des choses à dire et c’est tout à fait vrai, c’est quelqu’un de très engagé en réalité. Il était très content qu’on l’appelle pour un projet comme ça, ça lui a permis de s’exprimer. On a créé une amitié avec lui, on est très contents de l’avoir invité. IAM aussi c’est venu un peu plus tard. Rockin’ Squat avait fait la BO du premier film de Jean-François, État des Lieux, donc Jean-François voulait vraiment qu’il soit sur le disque. Je connaissais DJ Mars, qui faisait une émission radio à l’époque. Il m’avait parlé d’X-Men, ça s’est fait comme ça. Lunatic ça a failli se faire, mais pour des raisons de timing et de rendez-vous ça n’a pas été possible.

A : Est-ce qu’il y a quelqu’un que vous auriez aimé avoir sur le disque mais ça n’a pas pu se faire ? 

W : Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas, je ne vois pas qui. Je ne vois pas ce qui manque. Quand on a fini le disque, on a eu le sentiment d’avoir fait exactement ce qu’on voulait. Il n’y a pas eu de regrets artistiques. On s’est sentis pleinement satisfaits par les artistes avec lesquels on a travaillé, des rencontres qu’on a faites. Enfin… Fabe était peut-être censé être sur un morceau avec Yazid et ça ne s’est pas fait, je ne me souviens plus pourquoi. C’est le seul où on se dit vraiment « on aurait aimé qu’il y soit. » Sur 11’30 il avait tout claqué.

A : Au-delà de la satisfaction dont tu parles quand vous avez fini le disque, est-ce que vous imaginiez que vous aviez fait un disque qui allait marquer le rap français ? 

W : Franchement, non. On était contents de nous, mais on se dit toujours la même chose depuis qu’on a commencé : on fait ce qu’on aime, et si jamais dix personnes aiment c’est bien, s’il y en a un million, c’est mieux. C’est notre façon de penser. On est très immergés dans nos studios quand on bosse, on ne sort pas beaucoup donc on ne voit pas trop ce qui se passe à l’extérieur. Quand on a fini un projet on enchaîne avec un autre. On ne s’était pas trop rendu compte de l’impact du disque. Marie Audigier, qui bossait avec nous nous tenait au courant, des ventes notamment. Et on ne s’attendait pas vraiment à ça. Mais donc on était déjà passés à autre chose, on a toujours été comme ça. On ne reste pas trop sur ce qu’on a fait avant. Si tu regardes nos réseaux sociaux, on communique peu sur ce qu’on a fait par le passé. On aime bien avancer. On ne va pas rester collés à ça éternellement, ensuite tu ne t’en sors plus. On nous a proposé de faire une compilation Ma 6-t va crack-er 2 à un moment donné et on n’a pas accepté. On a voulu que ça reste comme c’est, que ça reste unique.

A : Sur le disque vous produisez tous les instrus sauf celui du morceau d’Assassin. Pourquoi cette exception ? 

W : Parce que Jean-François voulait totalement laisser le champ libre à Squat. Comme Squat avait fait la BO de son premier film, il voulait lui laisser le final cut en quelque sorte, lui permettre d’aller totalement au bout de son idée.

A : Presque tous les instrus de la bande originale sont utilisés dans le film. Est-ce qu’ils ont d’abord été composés pour le film ou pour le disque ? 

W : Pour composer un instru, on pensait à la thématique de la scène dans laquelle il serait utilisé. Mais en même temps, on voulait qu’il puisse être repris pour un morceau de rap, il fallait donc aussi penser aux artistes qui allaient poser dessus. Aujourd’hui quand on nous demande de bosser sur un film, on pense aux différentes scènes et c’est tout. Là c’était les deux à la fois. C’était un exercice compliqué. Je te donne un exemple, dans la scène de poursuite où Jean-François et ses potes se font courser par les flics il y a l’instru de « Retour aux pyramides » derrière. Normalement, quand il y a une poursuite, tu mets une musique rapide. Là, on voulait montrer qu’il souffre quand il court, donc on a mis une musique lente, qui alourdit ses pas. L’idée c’est d’offrir un contrepied. De manière générale, quand on compose un instru, pour le rap ou non, on cherche à raconter une histoire. Et en général, quand les rappeurs se posent et écoutent ce qu’on a fait ils comprennent ce qu’on a voulu raconter sans qu’on leur dise. C’est ce qui fait qu’on s’accorde bien avec le monde du cinéma. Après, on a une manière particulière de travailler avec mon frère : quand on fait un instru, il y a toujours un sens, une raison. On ne fait pas un instru dans le vide parce que ça claque. On ne part jamais sur une rythmique par exemple. On commence toujours par la ligne mélodique du morceau. Généralement, c’est Spirit qui démarre et il fait son truc sans se demander comment moi je vais faire le rythme ensuite. En général, quand tu fais la partie de l’instru sans le rythme, tu vois très bien comment tu vas le placer ensuite. Mais comme Spirit ne compose pas dans le rythme, il faut que je trouve comment me caler dessus. Des fois, ça peut prendre trois jours. Ça explique que, parfois, nos morceaux ont une façon de sonner un peu particulière. On veut que les gens retiennent l’atmosphère du morceau. C’est comme ça qu’on a écouté le rap au départ. On ne comprenait pas du tout l’anglais mais quand on écoutait des morceaux, même de Grandmaster Flash, on comprenait le mood, l’ambiance générale. C’est comme ça qu’on a grandi dans le rap.

A : Ça vous prédestinait à bosser dans le cinéma…

W : Oui, on a toujours vu le rap comme des petits morceaux de film. On sentait que le mec racontait une histoire, qu’il se passait quelque chose. On voit des ambiances, des couleurs, des scènes. Un bon morceau de rap c’est comme ça qu’on l’écoute. Tu prends Mobb Deep, Hell on Earth, chaque morceau c’est un film.

A : En cherchant dans les archives de journaux de 1997, on a vu qu’il y aurait dû avoir un concert avec tous les artistes qui ont posé sur la bande originale de Ma 6-t va crack-er. Qu’est ce qu’il s’est passé ? 

W : On a lancé la billetterie, je crois qu’au bout de deux jours c’était complet. Peut-être même moins, je ne me souviens plus, on n’a même pas compris nous-mêmes en tout cas. Le problème, c’est que le Préfet n’a jamais donné l’autorisation du concert.

A : Sans explications ? 

W : Non. Ils ne donnent pas des autorisations quand ils estiment que ça peut être un trouble à l’ordre public. Mais là c’était La Cigale, c’était très parisien, ce n’était pas un public à embrouilles. On avait vendu plus de 100 000 exemplaires de la BO, on était disque d’or, ce n’était plus un public de quartier, ce n’était plus un public de niche. Les auditeurs de rap à l’époque n’étaient pas si nombreux que ça, à 100 000 tu avais passé un cap, ça touchait plus de monde. On avait vendu plus que 2Be3 à l’époque. Mais sans passer à la télé.

A : Avec le budget d’enregistrement de Ma 6-t va crack-er vous aviez acheté un studio d’enregistrement. C’était en quelle année ? 

W : En 1995. On a rencontré Pascal Cocheteux de Why Not Productions le 14 juillet 1995, c’est parti de là. Il faut deux ans pour un projet comme la BO de Ma 6-t va crack-er. On a eu le budget pour le studio, mais le temps de trouver le local c’était long. On a commencé à bosser en septembre. Le disque s’est fini aux alentours du mois de mai 1997, à la période du Festival de Cannes. Et on est sortis en été. Donc un an et demi, deux ans pour tout faire.

A : Vous êtes restés combien de temps dans ce studio ? 

W : De 1995 à 2000, cinq ans. Ensuite on est venus sur Paris.

« De manière générale, quand on compose un instru, pour le rap ou non, on cherche à raconter une histoire. »

1997 et après

A : Vous avez récemment mis en ligne le site web www.cerclerouge.com. Est-ce que la structure Cercle Rouge a existé de manière ininterrompue depuis 1997 ou est-ce qu’il y a eu une mise en sommeil à un moment ou à un autre ? 

W : Non, ça a toujours existé. On a fait plus de composition à l’image à un moment mais Cercle Rouge, on a toujours voulu que ce soit un label lié au Hip-Hop, mais pas uniquement. On voulait faire de la musique de film et mettre de l’image. On fait de la supervision musicale, de la production exécutive. Il y a plein de choses qui se passent au sein du label.

A : Cercle Rouge, c’est un nom qui est fort : il y a la référence cinématographique avec le film de Melville d’un côté, et la référence politique de l’autre. Dans une interview donnée à Groove en 1997, vous vous disiez marxistes. Est-ce que vous avez conservé ces convictions, ou est-ce que le temps faisant vous êtes passés à autre chose ? 

W : Le temps les a confirmées encore plus. Ça ne veut pas dire qu’on est d’extrême-gauche, on n’est pas au PCF. On n’est pas trotskystes, on est marxistes.

A : Ma 6-t va crack-er a été votre première bande originale. Est-ce qu’elle a constitué un déclic, est-ce qu’à ce moment-là vous vous êtes dit « on veut faire de la musique pour le cinéma » plutôt que d’éventuellement bosser avec des rappeurs ? 

W : Non, ça ne s’est pas passé comme ça. Quand on a commencé à bosser là-dedans, on a vu qu’on était à l’aise avec l’image. On s’est rendu compte qu’on comprenait naturellement certaines choses, qu’on comprenait le discours des gens du cinéma. On a compris assez vite la mécanique d’un film, les champs/contrechamps, comment on montait, comment on découpait. On a vu ce qu’était le rythme d’un film. La lumière… On a vu qu’on comprenait. Quand on a commencé à composer à l’image, on s’est sentis à l’aise. Comme quand on a commencé à composer pour des rappeurs, on a compris que c’était un truc qu’on aimait faire, qu’on saurait faire. Que si on avait des lacunes on bosserait pour les combler, mais qu’il y avait un élan naturel. Ce n’était pas forcé. Au départ, on faisait les deux en même temps, on bossait pour le rap et pour le cinéma. Et après 2000, il y a eu une vague de rap plus influencée par le Dirty South qui ne nous plaisait pas trop. Pour nous c’était un certain déclin artistique, mais on avait une vision très puriste du Hip-Hop. On aimait le sample, le son un peu crade. Artistiquement, on a commencé à entendre des choses dans lesquelles on ne se reconnaissait pas. Il y a une raison logique à cette évolution, comme le marché du disque a commencé à se casser la gueule, les artistes voulaient toucher un public plus large. En même temps, comme on était très sollicités pour le cinéma, on ne s’est pas trop posé de questions, la transition s’est faite naturellement. Depuis quelques années, on trouve qu’il y a nouveau des choses intéressantes qui émergent niveau rap. Mais… Pour nous lancer dans un projet d’album aujourd’hui avec un artiste, il faut vraiment qu’on trouve quelqu’un qui nous enthousiasme vraiment. C’est deux ans de notre vie pour faire un album. On a toujours été très sérieux, c’est un travail d’équipe avec les artistes. Il faut qu’on soit tous sur la même longueur d’ondes quand on bosse. On n’a jamais fait les instrus dans un coin, puis le mec pose son truc et basta. On dirige les artistes, pas parce qu’ils ne savent pas rapper, mais parce qu’ils ont besoin de recul et qu’on est là pour ça, pour les épauler. Un album, ça se construit progressivement. Aujourd’hui, la façon de travailler des beatmakers a largement changé. J’aurais du mal à bosser avec un rappeur qui me dirait « j’ai reçu quarante-trois instrus format mp3 d’un mec, je vais en choisir deux ». Ça ne nous correspond pas trop.

A : Est-ce que c’est plus facile de bosser avec des réalisateurs qu’avec des rappeurs ? 

W : C’est une question qu’on s’est posée au départ. C’est plus facile sur certains aspects, les rappeurs sont parfois de bonnes têtes de mule. Mais il y a aussi des côtés plus complexes : les réalisateurs, la musique ce n’est pas leur domaine, surtout en France. C’est donc plus difficile de trouver un langage commun. Il faut apprendre à communiquer avec eux, comprendre leurs mots. Et surtout, il faut se rendre compte qu’un réalisateur porte un film, et donc un budget de deux, trois, quatre ou cinq millions d’euros. Ils ont une sacrée pression sur les épaules. Le processus de la création musicale leur est souvent un peu étranger, donc ils auront toujours une certaine crainte. Nous, en tant que musiciens, on est là pour les rassurer aussi. Il y a un exercice d’accompagnement, d’explication de notre travail à effectuer. Ça nécessite beaucoup de dialogue. Donc c’est plus simple d’un côté et plus complexe de l’autre. C’est plus intellectuel, disons. Je ne dis pas que les rappeurs ne sont pas intellectuels, mais le mode de communication avec eux est plus facile pour nous. On connait mieux les codes des mecs de la rue, on a grandi avec eux. Avec les gens du cinéma il faut trouver les bons mots et comprendre leur demande. Le film les représente, on doit entrer dans leur univers. Même si dans le rap c’est pareil, il faut comprendre l’univers du rappeur pour bosser avec lui. Mais dans le cinéma, les codes sont différents. Avec Jean-François, on n’a pas eu ce problème, il vient aussi du quartier, c’était naturel. Mais dans le monde du cinéma, il y a tous les milieux sociaux. On a à faire à des gens qu’on n’aurait pas du tout côtoyés dans une vie normale. Il faut communiquer avec eux, les comprendre, les connaître. Mais on est super contents de bosser dans ce milieu, on a rencontré des gens géniaux, on a créé des amitiés fortes.

A : Quelle est votre meilleur souvenir d’une collaboration avec un réalisateur, sur quel film vous êtes vous le plus éclatés ? 

W : C’est une question difficile… Ça reste l’aventure Ma 6-t va crack-er quand même, parce que c’est la première fois, déjà. Mais aussi parce que Jean-François est mon meilleur ami, on se connait depuis presque vingt-cinq ans, je le considère comme mon frère. Après, il y a eu beaucoup de superbes rencontres. Arnaud Desplechin c’est quelqu’un que j’adore, Tonie Marshall, Nicolas Silhol, pour qui on a fait la musique du film Corporate… On a fait plein de rencontres géniales. Mais Jean-François c’est vraiment notre ami le plus proche.

A : Dans l’interview de 1997 que j’évoquais tout à l’heure vous disiez avoir appris à ne plus rêver, mais avoir par contre l’ambition de partir aux États-Unis pour travailler là-bas. Est-ce que vous avez réalisé en partie cet objectif ? 

W : Oui, on est partis aux États-Unis où on a travaillé avec pas mal d’artistes américains. On adore toujours aller aux États-Unis, on le fait ponctuellement. L’année dernière on est partis à Miami pour bosser. On aime bien aller là-bas, on s’y sent bien pour travailler. Il y a une énergie particulière qui nous correspond bien, pour plein de raisons, surtout à New York. On aime vivre la nuit, là-bas tout est ouvert tout le temps. On aime boire des bouteilles de coca de deux litres avec plein de glaçons, en France quand tu demandes des glaçons on te répond « mais la bouteille est déjà fraîche ! » On adore la France avec sa culture, mais on aime aussi le gigantisme américain. On a gardé un regard d’enfant sur les États-Unis, la vision qu’on en avait à travers le rap et le cinéma. Les films qu’on regardait quand on était petits, Retour vers le futur et tout ça… Je ne pense pas que je pourrais rester aux États-Unis toute ma vie, mais si je pouvais faire encore plus d’allers-retours entre là-bas et la France je le ferais.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*