Chronique

Chiens de Paille
Tribute

Autoproduit - 2005

Il est aisé de juger les actes d’un homme, moins d’essayer d’en comprendre les intentions ; quant au contexte, qui explique une bonne part du décalage constaté entre l’intention et l’acte, il reste des trois sans doute le plus difficile des paramètres à appréhender.

« Je peux plus payer le loyer, en mars je serai mis dehors ; le plus absurde, c’est qu’aux murs pendent mes disques d’or…J’ai honte devant ma femme : on a tellement dû se priver pour subsister – si seulement l’amour suffisait… » (‘J’ai plus le temps’)

Ainsi ce street-CD de Chiens de Paille : album pétri d’urgence pour les uns, patchwork hétéroclite voire non-album pour les autres, ce disque contient en tout cas les réponses aux interrogations que sa sortie suscite, pour peu que l’auditeur y prête une oreille attentive, et préfère raisonner plutôt que résonner.

« Après le retrait des bacs, j’ai plus eu trop le choix : je suis parti au chantier pour continuer à vivre. Il s’agissait seulement de trois années de travail disparues comme ça… » (‘Sous pression, part. 2’)

« Tous les titres ont été enregistrés sur le 8-pistes de Sako », précise la pochette. Dans street-album, il y a street… Distribué pendant 56 jours à 24 000 exemplaires chez les buralistes du pays, et quelques autres milliers en magasin, ce street-album est un projet né de crampes d’estomac et d’une rage dedans. Une réponse à un paradoxe, la rupture unilatérale d’un armistice depuis trop longtemps signé entre malchance et injustice. Arrivant après l’accueil confidentiel mais admiratif de Mille et un fantômes (2001) et celui plus mitigé de Sincèrement (2004), Tribute constitue ce qu’en sport de compétition les commentateurs qualifient de « réaction d’orgueil du champion blessé ».

Parce que Sako et Hal sont depuis 1998 de sérieux espoirs du rap d’ici. Que Sincèrement a connu des déboires que le duo a longtemps tus (‘Sous pression, part. 2’, ‘Prisons, nouvelle version’). Et qu’à la différence du portugais José Saramago, Prix Nobel de litterature 2000, les deux hommes refusent de réduire la définition de l’espoir à « une manière de remettre les choses à plus tard ».

« Hal et Sako baissent pas les bras malgré des ventes moyennes, avec des sons et textes bien au-dessus de la moyenne (…) A l’heure où beaucoup de jeunes attendent de l’aide, les gars se débrouillent seuls, même quand dans le privé ça bat de l’aile (…) Et même si ce boulot ne mérite pas ce piteux salaire, ce regard triste me démolit même si ça en a pas l’air. Je voudrais tant qu’on reconnaisse leur talent… » (Akhenaton, ’18/12/97′)

Le talent… Depuis leurs débuts, Hal et Sako voient ce vocable accompagner chacune de leurs réalisations, et pourtant… Remettant sans cesse l’ouvrage sur l’établi avec la rage de ceux qui l’ouvrent puisque rien pour eux n’est établi, mettant l’accent sur chaque remarque qui leur a été rapportée – la plus audible restant le travail considérable sur la fluidité du flow -, les deux hommes doivent cependant régulièrement accepter de céder la place à moins talentueux qu’eux. A vingt ans, cela passe encore. A l’orée de la trentaine, moins.

« Tu sais les journées, c’est toutes les mêmes… En plus, t’as beau bosser, t’es toujours le même branleur dans la tête des gens. Je peux pas me plaindre, tu sais : y’a du pain sur la table et tout mais… Mais à force c’est dans la tête que ça use (…) Je prends à peine soin de moi, comment je vais prendre soin de mes gosses ? » (‘Combien de temps ?’).

Question de timing, d’adéquation avec l’instant ? Comment concilier talent et vent de face ? Amitiés franches et époque de glace ? Volonté constante et perpétuel sentiment d’hélas ? « Tribute » évoque tout cela, et pas uniquement en mots.

D’année en année, de la prod de ‘Talking therapy’ à celle de ‘J’ai plus le temps’, le travail sonore de Hal s’avère en effet bien plus qu’un simple accompagnement pour les épanchements textuels de Sako. L’essence du son de l’un lève un voile sur le sens des coups de sang de l’autre, tous deux s’indiquant mutuellement la direction à suivre. Témoin, l’ampleur que confère au morceau ’18/12/97′ la réutilisation de l’instru de ‘Sincèrement’. A travers le récit d’une rencontre devenue amitié, celle de Hal et Sako avec Akhenaton, ’18/12/97′ renvoie implicitement à quelques phrases du morceau sur lequel l’album de 2004 se refermait. C’était à cet ami-là aussi que Sako pensait lorsqu’il dédiait : « C’est pour ces proches qui me disent « oui » quand le monde me dit « non », ces forces qui veillent en silence dans mon ombre. Qui ont la réponse juste avant même ma question. A qui je ne saurais dire combien ils comptent, tenant de l’unicité, mille fois plus riches que dans le nombre. » (‘Sincèrement’, 2004)

L’amitié ? Elle est le ciment de Tribute, l’explication même de son titre. Onze invités sont ainsi crédités au long de ces 24 morceaux, de Freeman à Faf Larage, via les Psy 4, K-Rhyme Le Roi, Masar ou Gestione Imobiliare. Certains apparaissent sur plusieurs titres, voire amorcent un thème que Sako reprendra plus tard. Ainsi ‘Ce matin’ (titre n°20) introspection d’un G.I. en Irak, fait écho à ‘Hier matin’ d’Akhenaton (titre n°06) récit d’un civil irakien – à même instru, angles de vue opposés mais constat identique.

A cet égard, ‘L’encre de nos plumes’, morceau final de ce street-album, est l’affirmation ultime de cet état d’esprit. Mieux : il fait la nique à ceux qui, après avoir découvert avec ce disque ‘Le chant des sirènes’, ‘Faux coupable’ ou ‘Comme un aimant’, qualifieraient – à tort – la prose du groupe de « pousse-au-suicide » – à tort, parce que si les constats sont sombres, la détermination reste d’airain.

Versant parodique du plébiscité ‘L’encre de ma plume’ (2001), ‘L’encre de nos plumes’ fonctionne sur le principe du crescendo collectif façon poupées russes. Ou du relais 4×100 mètres, c’est selon.

Premier relayeur, Oxmo Puccino surjoue en effet sa propre nonchalance, avant de tendre le micro à Sako. Celui-ci sur-articule alors sciemment son couplet, puis transmet à son tour le témoin à Veust, sa voix d’ogre et ses métaphores à croquer un Petit Poucet. Est-ce fréquent d’entendre dans un même couplet parler de Mini-Moi et de Bip-Bip, de Cocoricocoboy et de Rice Krispies, pendant que « les rappeurs veulent des pendentifs gros comme des frisbees » ? Veust Lyricist écrabouille le beat avec un appétit qui fait plaisir à entendre, au point de presque devoir freiner en sortie de virage, pour ne pas pare-choquer Akh au moment de lui remettre le bâton du relais. Le rôle d’Akh ? Préposé à la ligne droite finale, chargé d’acheminer le témoin depuis ce dernier virage jusqu’à la première marche du podium… L’année même où son vieux rival Kool Shen décide de s’effacer devant la nouvelle génération, Akh déroule au contraire ici un couplet qui semble le rajeunir de dix ans. A la façon d’un Cappadonna sur ‘Winter warz’, Chill ressort pour l’occasion la mitraillette à vannes, et arrose tout ce qui dodeline du capuchon. Il semble soudain ne jamais devoir s’arrêter, et avale cette dernière ligne droite comme s’il s’agissait d’un tapis roulant, à la façon d’un Carl Lewis lors de la finale du relais 4×100 m des Jeux Olympiques de 1992 – à l’époque aussi, les commentateurs sportifs avaient parlé de « réaction d’orgueil du champion blessé ».

« Bien des majors les auraient lourdés, mais pourquoi on respire ? On a tous des choses à prouver » (Akhenaton, ’18/12/97′)

« Hommage à Chill, humble comme s’il était au bas de l’affiche, il écoute ce que je baratine – malhabile, j’baragouine » (’18/12/97)

Akh, Chill, Akhenaton… C’est à lui aussi que Tribute rend hommage. Tour à tour soliste (‘La Khemia’), père (’18/12/97′), frère (‘Un bout de route’) et même fils symbolique dans l’œil conditionné du G.I. impérialiste (le diptyque ‘Hier matin’/ ‘Ce matin’), le pater familias d’IAM délaisse quelques instants ses ouailles pour s’investir en personne dans ce projet. Et, bien qu’il date de 1999, l’essai ‘Seul’, réalisé à partir du texte éponyme de Jacques Brel, démontre aux ultimes sceptiques la convergence de vues qui relie les trois hommes. Et le vide que laissera l’un d’entre eux aux deux autres lorsque viendra l’heure de s’en aller.

Chacun glosera à loisir sur l’opportunité du choix de tel titre plutôt que tel autre, de l’amputation de tel morceau pour privilégier tel autre, du placement des scratches de DJ Kheops… Ainsi le veut la loi du genre. Le but de la démarche reste d’inciter les nouveaux venus à creuser, et les anciens à comprendre, à défaut de l’accepter, pourquoi le temps et les choses se sont déroulés ainsi.

« Je veux réussir dans l’existence. Réussir mon existence, ça commence tôt, par se prémunir contre l’ignorance » (‘Au sommet’)

La réussite ? Quelle réussite ? Celle des clips, qui apparaît puis s’éteint avec le poste de télévision ? Ou la richesse d’un parcours, née de doutes, de carrefours, de prises de risque et de remises en question ? Après quinze ans d’activisme, Sako et Hal ont aujourd’hui trente ans. Affirmer qu’il s’agit là du plus bel âge de la vie ? Au jour d’aujourd’hui, ni Hal ni Sako ne le confirmeront. Plus tard, peut-être, la vie le leur dira.

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