Chronique

Kanye West
The College Dropout

Roc-A-Fella Records - 2004

« I’m a champion so I turned tragedy to triumph, make music that’s fire, spit my soul througth the wire« . Transformer une tragédie en triomphe, voilà qui résume les deux dernières années de Kanye West. En 2002, le producteur de Roc-A-Fella a frôlé la mort dans un accident de la route largement médiatisé. Il en a fait un titre, ‘Through the wire’, succès-surprise devenu rapidement sa carte de visite. Une opération de la mâchoire et deux mixtapes plus tard, Kanye n’est plus l’homme d’un seul album – The Blueprint, en l’occurrence. Coqueluche d’une partie du public rap, cet électron libre en première ligne sur les blockbusters américains garde un pied du côté des héritiers de la Native Tongue (Common, Consequence) et dénote dans le catalogue ROC. Longuement repoussé, The college dropout, son premier album, est en terme de stratégie une référence : porté par un single jubilatoire (‘Slow Jamz’), un artwork singulier, et un bouche à oreille élogieux (Talib Kweli l’avait comparé à « Illmatic », rien que ça), l’album a fait un démarrage Jay-Z-esque aux Etats-Unis, avec près de 450 000 exemplaires vendus en première semaine. Kanye West est maintenant une star, et concrétise le rêve de tout directeur artistique : un talent de producteur indéniable, l’attrait pour le luxe, un ton léger et nonchalant, un brin de conscience politique et le sens du gimmick.

The college dropout est un album qui mêle l’ambiance des teen-movies avec le folkore rutilant du label Roc-A-Fella et les méditations de son auteur. Insaisissable, Kanye West endosse avec dextérité tous les costumes : tantôt producteur frustré (« Lock yourself in a room doin’ five beats a day for three summers (…) I deserve to do these numbers« ), il se fait souvent porte-parole de la jeunesse (‘We don’t care’), voire prêcheur (le martial ‘Jesus walks’). On le découvre aussi bête de sexe, rappeur conscient, miraculé (forcément), gendre idéal, et évidemment rappeur flamboyant, façon tout-me-réussit-et-je-vous-emmerde : « Brains, power and muscle like Dame, Puffy and Russell, your boy back on his hustle you know what I been up to, killin’ y’all niggaz on that lyrical shit, Mayonnaise colored Benz I push miracle whips« . Ce trait de caractère le rapproche évidemment de Jay-Z, même si chez Kanye, la frontière est fine entre égotrip théâtral et arrogance viscérale.

Le travail du Kanye West-producteur a singulièrement évolué depuis l’époque dorée où la voix lointaine de Bobby Blue Bland répondait au « Where’s the love ? » lancé par Jay-Z. On ne peut plus désormais faire le raccourci Kanye West/samples de soul. Sur The College Dropout, le sample n’est pas toujours l’élément central de ses productions. La participation de la Harlem Boys Choir sur le sublime ‘Two words’, l’utilisation d’instruments (basse, piano, talkbox) et la présence constante de la violoniste Mini Ben-Ari apportent une nouvelle dimension à ses compositions, parfois au détriment du grain chaleureux de ses anciens travaux. A l’écoute de l’album, on comprend bien le plan de Kanye : mêler ses fondamentaux de producteur rap aux recettes de la pop music, pour mieux toucher le grand public. Mission accomplie. On ne s’étonnera donc pas de le voir chantonner les refrains (‘Spaceship’), sampler le MTV unplugged de Lauryn Hill (‘All falls down’, deuxième single), et même échantillonner un titre de Michael Bolton dans l’excellent ‘Never let me down’, collaboration surprise entre S. Carter, aérien (« This is hard livin’ mixed with crystal sippin’« ) et Saul Williams, solennel.

On sera par contre en droit de ne pas s’extasier quand West s’aventure dans le domaine risqué des productions énergiques et dansantes. Là où Just Blaze a réussi à s’imposer comme un excellent faiseur de hits, les sonorités cheap de ‘Breathe in breathe out’ ou ‘Get em high’ donnent un sérieux coup de frein au LP du « Louis Vuitton Don« . Le temps de ‘Guess who’s back’, ‘Get by’ et ‘This can’t be life’ semble tout à coup bien loin. Néanmoins, un titre comme ‘School spirit’ suffit à le pardonner. Tout le génie de Kanye est condensé dans ce morceau : le travail sur le sample d’Aretha Franklin, l’utilisation judicieuse des chœurs, le beat discret, l’efficacité du refrain démontrent magistralement le professionnalisme et le feeling du producteur chicagoan. Dans un autre registre moins habituel chez West, les accents gospel de ‘Family business’ et le G-Funkesque ‘Last call’, co-produit par Evidence, sont de franches réussites.

Un peu laborieux aux vues des interludes omniprésents, The college dropout n’est pas le chef d’œuvre que Kanye se plaît à annoncer à longueur d’interview, en avertissant par exemple que n’importe quel journaliste qui ne donne pas la note maximum à son album nuit à l’intégrité de son magazine. Le producteur/rappeur (et vice versa) n’est pas non plus le sauveur d’un rap vaguement conscient susceptible de réveiller les foules, même si le succès de l’album laisse présager l’arrivée en force de backpackers grand public sur le marché. Moins excitant que certaines productions ponctuelles de Kanye, The college dropout est cependant un album solide, coloré et souvent très bien réalisé. Le couplet incroyable de Twista dans ‘Slow Jamz’, l’amusant commentaire final et les superbes compositions de ‘Two words’ et ‘Jesus walks’ resteront dans les mémoires, certes, mais un goût d’inachevé demeure à la vue des travaux passés de Kanye West. Ses meilleures productions sont désormais derrière lui, et on peut craindre de le voir rester dans le costume confortable de la rap star insolente et touche-à-tout, en reléguant au second plan l’univers sonore qui l’a fait connaître.

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