Chronique

Médine
Table d’écoute

DIN Records - 2006

Il y a des rappeurs qui ne connaissent pas l’indifférence du public, dont la démarche attise la controverse. Médine est de ceux-là. Manieur de symboles, parfois perçu comme manipulateur dans la mise en avant de sa foi, son rap a l’esthétique de la géopolitique : une vérité scandée et actualisée en temps réel, des histoires qui font l’Histoire, celle-la même qui conditionne les trajectoires du monde. « Il suffit de peu de choses pour construire un enragé, il suffit de peu de choses pour construire un engagé » assénait Casey. C’est dans les tâches de sang qui émaillent les civilisations que Médine a appris à rugir. Un rugissement qui commence à s’entendre bien au-delà de la brousse. Et c’est bien là son ambition ; celle qui le pousse à se proclamer Arabian Panther.

En titrant sa troisième trace discographique solo Table d’écoute, Médine pourrait laisser croire qu’il a la prétention d’estimer que sa voix compte assez pour que les services de renseignements en fassent une mixtape. Flow binaire pour discours bipolaire, telle est la première impression. Celle-ci est fourbe et la réalité plus complexe. Frappé du sceau du vocabulaire du monde de l’espionnage et de ses mouchards technologiques, le discours de ces 10 pistes trace les contours d’une différence de traitement : la parole est décryptée avec plus de minutie selon la communauté et les symboles qui la portent.

Le barbu du Havre n’est lui pas du genre à crypter ses phases. Parfois présenté par ses admirateurs comme l’une des meilleures plumes du rap français, la vérité est autre. Celui dont le courrier électronique est bourré d’Anthrax ne fait ni poésie ni littérature de haut vol. La créativité ne réside pas ici dans les effets de style. Pas d’assonances, rimes riches et autres figures de style à l’exception du bien nommé ‘Machine à écrire’. Au contraire, l’encre de Médine est brute, chirurgicale, barricadée dans une pièce tapissée de coupures de presse, noyée sous des piles de livres et les éclats stroboscopiques d’une télévision diffusant une chaîne d’information en temps réel. Des phases de colères qui passent pour avoir été préparées derrière une porte avec le regard plongé dans l’œil de bœuf. Celui-ci plonge bien au-delà d’un palier de cage d’escalier. Ce qui amène Médine à sortir de ses gonds, à faire face aux suspicions nées de ses deux précédents albums.

Prisme communautaire pour vision déformée ? Reste que la parole de Médine est de celles que l’on n’entend pas souvent en tournant le bouton de sa radio ou en maniant la télécommande de son téléviseur. Médine : la géopolitique en guise de symptômes, l’Histoire en guise de diagnostic, subjectif dans son traitement de l’information mais honnête car transparent. La presse devrait en prendre de la graine. Entre journalisme et militantisme, à la fois héritier des annales du monde et harangueur romançant des réalités, Table d’écoute conjugue art du story-telling et mémoire, travail de documentation et revendications. Une posture qui  remplit les mesures de mises au point (le très nerveux ‘Hotmail’), d’épiques égotrips (Le martial ‘Arabian Panthers 1’), d’hommage à un rap français dont même la poupe commence à être engloutie par les eaux (les premiers amours rap émus d’un ‘Lecture Aléatoire’), de romance historique (un ’17 Octobre’ qui fait froid dans le dos), voire même de film d’action (la traque d’un ‘Table d’écoute’).

Et c’est là que Table d’écoute définit finalement l’assise de Médine : une écriture certes peu musicale, un flow âpre et monolithique, une voix rugueuse pleine de hargne, mais une définition pointilliste de ses thèmes, des propos clairement identifiés et identifiables. Il y a du martèlement chez ce rappeur, digne de celui d’un chef de guerre, d’un orateur, d’un leader militant. Aussi consciencieux que rugissant, avec de la constance dans la détermination et dans la hargne, Médine s’acharne à donner la vision des vaincus et des suspects. Il est de ceux qui ont compris que les mots galvanisent l’Histoire. A défaut de la refaire ? Au risque d’étouffer l’auditeur, de s’affirmer binaire ?

Celui qui proclame avoir conçu son tracklist dans un stand de tir a de toute manière quelque chose proche du dédoublement de personnalité entre son interprétation et ses textes. Ses phases ne sont pas des calligraphies, mais plutôt des tracts ravageurs. Champs lexicaux, faits, dates, noms propres, balayage au sonar de la géopolitique mondiale, du milieu du renseignement aux arcanes religieuses, voici le terreau de la tête d’affiche de Din Records. Paroles minutieusement pesées, finement renseignées afin d’en optimiser le punch mais assénées avec la sécheresse sans fioriture ni élégance du coup de poing. Les « couplets qui portent le kimono » sont littéralement boxés sur des instrumentaux denses, à mi-chemin entre étalages synthétiques et simples notes de piano qui ont tant collé à la peau du rap français. Autant grandiloquentes que sombres, épiques voire « peplumesques », les productions pressurisent pour ne pas finir écrasées sous la voix éraillée et criarde du MC qui vient s’y poser. Ce qui passe par une volonté d’envelopper l’auditeur d’une ampleur sonore ayant pour crédo la puissance et l’ébullition mentale. Finalement, reprendre la formule d’un rappeur Montpelliérain (Ahmad pour ne pas le citer) est sûrement la meilleure manière de définir le rôle sous-jacent des beats de Table d’écoute : « la musique, c’est l’armée derrière le porte drapeau. Ces mecs là, quand ils écrivent ils vont au combat ».

Scandant sa vision du monde, glissant un peu plus du combat contre soi-même à celui pour affirmer un droit à énoncer haut et fort une autre vision de l’histoire et des faits, tel est le tournant que semble représenter Table d’écoute dans la discographie de Médine. Ce que confirmera ou non Arabian Panthers. Et si ce hors-série peut sembler surfait dans certains de ses détails, à l’instar de ses extraits de messagerie vocale, ou encore maladroit dans le fossé qui sépare les qualités d’écriture de son rappeur à celles de ses featurings, il satisfait humblement sa propre prétention : celle d’un dix titres censé combler l’espace entre deux albums. L’auditeur lui ne restera pas indifférent. Une nouvelle fois, Médine agacera un peu plus ceux qui lui reprochent une vision communautaire, ceux qui digèrent mal de revendiquer « l’appartenance à des tribus« . « J’apporterai de l’encre noir à tous vos moulins, j’éclairerai toutes vos lanternes avec mes refrains« . Entre prétention et volonté de transparence, cette phase résume à elle seule les paradoxes que soulève le Havrais. Ceux d’un rap pouvant être vu comme moraliste, connoté de références qui devraient être déclencheuses d’allergies chez plus d’un athée et agnostique, dans un pays où la laïcité a aussi ses intégristes. Pourtant, la teneur des paroles dont l’e/ancre a été jetée dans la mer de l’histoire, la volonté de défricher les impacts de balles de la géopolitique avec un stylo gâchette sans silencieux interpellent. Mieux, elles décloisonnent un rap déclamé par « une horloge biologique calée sur celle de La Mecque ».

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