Chronique

Siboy
Spécial

92i / Capitol - 2017

C’était comme joué d’avance. En dévoilant « Téléphone » avant la sortie de son premier album, Siboy faisait le choix de la difficulté. Il optait pour le risque : ne pas élargir son public, cliver, laisser du monde sur le côté, et par là-même, il décidait de marquer son territoire. Nul autre rappeur français n’a marché sur le chemin qu’il a choisi, il part en éclaireur -cocasse tant la lumière est absente de cet opus. « Téléphone » est un titre compliqué, un non-initié peinerait même à croire que c’est un solo. Le timbre de voix de Siboy change, les tons varient, les flows s’entrechoquent, les traitements sont divers et les pistes se superposent à ne plus savoir où tendre l’oreille. Et pourtant « Téléphone » fait partie des extraits de l’album. C’est honnête.

L’intitulé Spécial est un peu triste, mais le mot tombe à pic. Ce disque détonne dans une époque dont il n’est en rien l’écho. Il n’est pas assez direct, la musique est trop alambiquée. Les canaux sont multiples, les informations arrivent de partout, et les rythmes cohabitent en nombre sur un espace restreint. C’est quelque chose comme cinq mélodies sur un même morceau, dix Siboy sur un même album, et une bradassée d’esprits dans un même Siboy. Une objection prévisible, attendue se fait entendre : tous les artistes se disent ainsi torturés. Ils sont une infinité de rappeurs à se prétendre « schizophrènes ». Ils le revendiquent fièrement, en toute ignorance. Certes… Des paroles, des paroles. Ce que laisse entendre Siboy tout au long de Spécial en revanche, ce sont bien des démons qui s’apostrophent, s’interpellent, se cognent, se provoquent, et parfois s’apaisent.

Des plaies ouvertes du Mulhousien coulent des chants noirs. Il n’y pas de cicatrices, Siboy a encore le goût de son sang en bouche. Le passé ressurgit à chaque couplet, il est sombre : « Sinistre comme un cimetière, noir comme l’habitacle de Lucifer. » Comme ça c’est dit, comme ça c’est « clair », dès l’introduction de Spécial. Inutile de creuser trop profond dans l’histoire personnelle du conteur, cela serait obscène. Des guerres ethniques, des conflits familiaux, des combats intérieurs. Comment ne pas être dérangé ? Tout se passe de nuit. L’air est humide, chaud, il fait lourd et le rhum blanc n’allège rien – « Je me noie dans l’alcool, à la base le goût n’est même pas bon » (« JDB »). Alors les cauchemars s’incarnent, ils prennent corps dans une arme à feu, dans un reportage sur Mobutu, dans un poster d’Hannibal Lecter, dans une plaquette de Phenergan. Tout se fait triste dans un brasier aux flammes duquel les livres saints n’échappent pas : « On s’en bat les couilles de ce que tes anges promettent » (« Président »).

Et l’espoir dans tout ça ? Il est là, camouflé quelque part avec l’amour, et toujours nuancé. Les deux sont bien cachés, de treillis vêtus. Siboy laisse son affection prendre le dessus quelques instants sur « Un jour », puisqu’il est question de sa maman. Mais elle s’exprime tout de même dans l’obscurité : aussi douce que soit la mélodie, aussi serein que soit le baiser maternel, le destin est fatal, « [elle] sera toujours là même si [elle] part un jour. »Il faut s’y résoudre, Spécial n’est pas fait pour croire en demain. Même le refrain de « Determiné » est troublant en ce sens. « Determiné, miné, miné… » Cette répétition est d’autant plus glauque quand elle s’entoure de phrases comme celles que voici : « C’est la guerre comme au Congo », « les films sur l’Afrique n’ont rien de marrant »« l’Afrique n’avance pas, il n’y a pas que les colons à critiquer. » Siboy est loin de l’égotrip.

En fin de compte, Spécial est un album trouble. Ceci se traduit non seulement par des textes écrits à l’encre noire, mais aussi par un brouillard de mélodies. C’est explosif en ce sens que le disque part dans tous les sens. Si les violons introductifs de « Bordel » laisse deviner la trajectoire rectiligne d’un obus au décollage, c’est bien un éclat qui s’opère au long du disque, duquel résulte une pluie poussiéreuse à la fin de l’outro « Au revoir merci ». Et tout cela s’avère bien difficile d’accès, en rupture avec les tendances. Spécial est éclatant et retournant, sa cover le disait.

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