Chronique

Chiens de Paille
Sincèrement

361 Records - 2004

Fort de deux morceaux cultes, ‘Maudits soient les yeux fermés’ et ‘Comme un aimant’, le duo Chiens de Paille a longtemps été réduit à la voix grave et aux paroles couleur améthyste de Sako. Tempérant l’émotion de ses écrits par un timbre de voix implacable et austère, le MC cannois y mêlait une technique d’écriture rigoureuse avec un contenu profond, souvent amer, mais toujours lucide et juste. Hal, son alter-ego à la production, était sorti de l’ombre en même temps que leur premier album, Mille et un fantômes, fin 2001. Le discret producteur avait réussi à équilibrer la densité textuelle de son compère avec des compositions dépouillées, glaçantes ou chaleureuses, qui donnaient leur pleine mesure quand l’atmosphère se chargeait d’émotion. Petit succès d’estime, Mille et un fantômes est resté dans les mémoires comme un disque imparfait, certes, mais riche d’une mélancolie digne et d’une démarche sincère.

A l’écoute de ce nouvel opus, sorti en catimini chez 361 records, une évidence saute aux oreilles dès la première écoute : si Mille et un fantômes confirmait tout le talent d’auteur de Sako, Sincèrement doit sa réussite au travail de production époustouflant effectué par Hal. Fortement influencé par le son new yorkais de l’après-11 septembre, le producteur a considérablement haussé son niveau de jeu en l’espace de trois ans. Ouvertement admiratif devant le son de Just Blaze, The Heatmakers ou Alchemist, Hal n’a aujourd’hui plus à rougir de la comparaison avec les maîtres du son « soulful » d’outre-Atlantique : percutant, polyvalent et régulier, il porte l’album à bout de bras avec l’appui remarquable de DJ Ralph sur deux titres, en mêlant samples vocaux, cuivres et guitares épiques dans un ensemble puissant et cohérent. Autrefois anecdotiques quand l’émotion se dissipait (on préférera toujours ‘Le dos courbé’ à ‘Si c’est le prix’), ses productions ont désormais une couleur et une identité éclatantes dans tous les registres, comme en témoignent la colère contenue de ‘Prisons’, la légèreté enjouée de ‘Je me sens bien’, et surtout la fièvre dévastatrice de ‘Simple’. Arrivé à maturité, Hal semble atteindre aujourd’hui un idéal de production : des influences assumées et mûries, une technique maîtrisée et une personnalité forte.

Après la tentative d’intrusion radiophonique manquée du duo (lire : ‘Mes yeux d’enfants’), on s’attendait à entendre un Sako plus léger à la fois dans la construction des rimes que dans le propos. Au final, même si l’amour lui a bel et bien donné ‘Des ailes’ et un peu de répit (‘Je me sens bien’, une réussite), le MC demeure obsédé par la rime riche, et plante le décor dès son premier couplet : « Ici bas, Lucifer règne. Putride, l’air pèse. Ma musique crève, j’saigne. Universel, mon rap culmine vers l’ciel. Ultime cerbère, j’pose d’sublimes versets comme la survie m’laisse maigre ». Le procédé, parfois un peu artificiel, demeure très solide, car la technicité de la forme ne fait que refléter la richesse du fond. Sa fragilité latente semble s’être muée en une froide détermination : plus endurant, plus hargneux, plus conventionnel aussi, Sako perd parfois en émotion ce qu’il gagne en virulence, et n’échappe pas toujours aux écueils d’un rap prévisible aux intentions trop forcées. Néanmoins, l’écriture de Sako demeure à un niveau redoutable. Faits d’images fortes, d’allitérations bien trouvées et de sentences pertinentes, ses textes traduisent souvent un recul et une finesse salvatrice. « Comment tuer le père qu’on a jamais eu, malgré l’amour d’une mère, tous les mots justes ne montent pas jusqu’aux lèvres, j’tiens sur les nerfs, excuse mes cernes, 28 piges j’en ai plus l’air, retenu au dessus du vide par l’anulaire », assène-t-il dans le nocturne ‘L’esprit tranquille’, l’un des meilleurs titres de l’album.

Mais Sincèrement souffre d’un mal commun aux albums qui cherchent à tout prix à redresser la barre d’un hip hop à la dérive : thématiques gros sabots (‘Les bonnes consciences’), overdose d’authenticité et interprétation surjouée (les intros de ‘On air’ et ‘Un beat et un bic’, le couplet plaintif de Masar dans le morceau final). Et si la plupart des refrains gagnent en efficacité par rapport à Mille et un fantômes, les interminables ‘skits’ qui jonchent le disque font peser une écrasante chape de plomb sur l’album : les acapellas poussifs récités par les proches du duo rappellent bien tristement qu’une rime technique est stérile si elle n’est pas au service d’un esprit fertile. Un cauchemar.

Malgré tout, le deuxième album de Chiens de Paille est synonyme d’une progression réfléchie de la part du binôme cannois. Grâce à son admirable sens du sample et le souffle de ses compositions, Hal s’impose comme l’un des producteurs les plus doués de l’hexagone. Sako, toujours en quête de fluidité, poursuit sa progression vers un style moins rigide et plus aéré, mais se trouve désormais confronté à un choix : conserver sa singularité au détriment du succès de masse, ou adopter un ton plus convenu pour rallier un auditoire hermétique à ses prouesses. A l’échelle du rap français, le deuxième opus du duo est une leçon de rigueur, de passion et un véritable bijou en matière de production. Et si Chiens de Paille n’a pas encore livré son chef d’œuvre, Sincèrement est tout de même un album de haute qualité, dont les défauts irritant ne doivent pas faire oublier la réussite globale.

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