Chronique

IAM
Revoir un Printemps

Hostile Records - 2003

Le temps passe très vite dans le rap, plus que dans n’importe quel genre musical. Les carrières flambent comme des feux de paille, les tendances se renversent les unes après les autres, et les attentes du public frisent parfois la schizophrénie. En s’accordant une longue pause de six ans après L’École du Micro d’Argent, IAM a pris un risque à la hauteur de la réussite phénoménale de son troisième album : le délitement du groupe, le manque d’envie, le désintérêt grandissant du public rap à leur égard, la fidélité fragile des non-initiés sont des dangers sur lesquels Akhenaton, Shurik’n, Freeman, Kheops, Imhotep, et l’énigmatique Kephren ont du méditer en se retrouvant, fin 2001, pour se lancer dans l’aventure d’un nouvel album, véritable challenge au vu de leur parcours discographique. Il y a 10 ans, Ombre est Lumière, la suite du bouillonnant De La Planète Mars, avait été bâti comme un gigantesque édifice baroque où se côtoyait mythologie égyptienne, humour marseillais, mysticisme, vie de quartier et culture hip-hop. Quatre ans après, L’École du Micro d’Argent en était la parfaite évolution, et synthétisait toutes les thématiques du groupe autour d’un univers sonore affiné, remarquablement homogène, qui mettait en lumière des performances inoubliables devenues cultes, conclues dans l’intensité mémorable d’un final toujours éblouissant. Souvent auréolé du statut de « meilleur album de l’histoire du rap français« , L’École… fait encore aujourd’hui figure de référence.

Au cours des six dernières années, l’entité IAM ne s’est cependant pas murée dans le silence assourdissant qui prolongeait la dernière rime prémonitoire d’Akhenaton à la fin de ‘Demain c’est loin’. A l’époque de ‘Petit frère’ et ‘La Saga’, les étendards illustrant la pochette de L’École du Micro d’Argent symbolisaient la montée en puissance d’un « Empire du Côté Obscur », finalement fragile comme un château de cartes. Entraînant leurs proches dans leur sillage, les membres d’IAM ont multiplié les projets de qualités (le solo de Shurik’n, l’album instrumental dramatiquement méconnu d’Imhotep, Blue print, la BO de Comme un aimant) mais ont parfois dérouté le public avec des sorties précipitées et pas toujours inspirées (Sad Hill Impact, La Garde, Electro Cypher). Akhenaton, éternel stakhanoviste, a quant à lui goûté aux affres du temps qui passe, avec un deuxième album solo, Sol Invictus, raisonnablement bon, mais accueilli froidement et incomparable à Métèque et Mat, bijou d’introspection et de pertinence crée en 1995.

Revoir un printemps était attendu par tous, des fans les plus indulgents aux détracteurs les plus sceptiques. Car malgré les années, IAM demeure un baromètre, une référence, un repère dans le paysage musical français. Et sa chute n’augurerait rien de bon pour l’avenir, à l’heure où le terme « rap français » devient presque une insulte, déambullant entre mièvreries pré-adolescentes, radicalisme aveugle, innovations de façade et brefs coups d’éclats. Certes, l’ombre d’une déception quasi-inévitable plane au dessus de cet album tardif, et les questions se multiplient : les héros sont-ils fatigués ? La greffe de Freeman, rappeur méritant mais limité, réussira-t-elle ? Est-il possible qu’un groupe composé de trentenaires réussisse encore à se faire entendre au milieu d’un auditoire juvénile nourri de tubes fast-food ? Et enfin, peut-on espérer, à défaut d’un classique, un album de haute tenue, digne de ce groupe majeur ?

Inutile de faire durer le suspense. La réponse à cette dernière question est oui. Revoir un printemps est un excellent album. Quiconque prête une oreille attentive aux productions fouillées et aux rimes denses ne peut démentir la qualité globale de la cuvée 2003 des « Imperial Asiatic Men ». En 79 minutes et 57 secondes, IAM met un terme aux longues spéculations sur leur prétendu essoufflement et prend à contre-pied la croyance qui voudrait les placer prématurément au rayon des antiquités du rap français. Non seulement IAM est le seul groupe vétéran qui ne fait pas sourire plus de 15 ans après sa création, mais surtout ses membres continuent de composer une musique riche, fédératrice et vivante.

Revoir un printemps forme un ensemble cohérent, résolument actuel sans être « tendance », nostalgique sans être passéiste, contestataire sans être professoral. On retrouve ici et là des idées chères au groupe, déjà évoquées par le passé, qui forment, dix ans après Ombre est Lumière, une grande ellipse : Dans ‘J’aurais pu croire’, en 1993, Akhenaton réglait ses comptes à George Bush senior. Il s’en prend désormais au fiston dans ‘Armes de distraction massive’. En 1998, ‘Manifeste’ résonnait comme un avertissement électoral, 21/04 lui fait aujourd’hui écho. En 1997, IAM samplait ‘I hate I walked away’ de Syl Johnson. Six ans après, c’est sa fille Syleena qui vient illuminer le refrain de ‘Ici ou ailleurs’, narration délicate mais digne de la mésaventure d’une adolescente qui a presque… donné son corps avant son nom. Dans ce morceau, ainsi que dans ‘Visages dans la foule’ et ‘Fruits dans la rage’, qui évoque la violence conjugale, on retrouve enfin cette écriture cinématographique, froide et haletante, déjà exploitée par le groupe dans ‘Le Sachet Blanc’ et ‘Un cri court dans la nuit’. Bref, IAM n’en finit plus d’avancer dans son temps, mais ne se contente pas d’enfoncer le clou sur des sujets récurrents et de recycler ses thèmes de prédilection. Conscients que quoiqu’ils fassent, on les taxera soit d’immobilisme, soit d’opportunisme, les six amis de longue date ne choisissent pas la facilité, et réussissent même à surprendre : ils prennent le pari subtil de parler aux ‘Murs’ dans le titre du même nom, se payent le luxe de faire chanter la diva Beyoncé sur une production soul-rock judicieuse (‘Welcome’), et, au moment où on nous les présente comme des pères de famille assagis et posés, décrochent un violent titre coup de poing, le bien nommé ‘Tiens’, inquiétant et virevoltant, d’une puissance aussi surprenante que fulgurante.

Plutôt discret depuis l’échec de La Garde, Shurik’n marque ici un retour réjouissant, et domine l’ensemble des titres de sa voix menaçante. Il s’impose également comme le véritable pilier vocal du groupe, en assurant avec brio près de la moitié des refrains de l’album. Dans ‘Mental de Viêt-Cong’, il cloue ses partenaires sur place le temps d’un égotrip guerrier hallucinant : « Opaque rizière, air vicié œil vicieux, bon nombre de gars tombent les bras vers les cieux, le cœur vers les dieux, et les yeux dans le camp adverse, pendant que l’escouade fond sur eux, comme averse torrentielle, bombe mélodique, acerbe et caustique, froide riper astic, arpentant le marécage, entre les pièges les pics et les cages sachant qu’au moindre Click ! ça dégage« . Aussi à l’aise dans la virulence, le calme ou la réflexion, Shurik’n garde son point de vue acéré quand il porte un regard acerbe mais bienveillant sur ses contemporains, dans ‘Visages dans la foule’ : « A chaque fois le même effort, jamais de trêve, à chaque fois le même décor, lentement il en crève, enchaîné à sa chienne de vie, chaque morsure l’affaiblit, dans un puit de soucis il croupit près des portes de l’ennui, sans bruit il suit le film jusqu’au happy end ou l’asile, ou le fleuve des ombres aboutit et vomit ses âmes englouties« .

De son côté, Akhenaton, pas encore tout à fait guéri du syndrome de la « rime forcée », (exemple type : « Dans un HLM, étroit bocal, au pied dans le local, ils fument du hasch, ces cons s’cachent et l’aiment »), se montre régulier et convaincant. Fervent disciple d’une écriture très technique, riche et volontairement rude à décoder, AKH place quelques couplets impressionnants, malgré toutes l’énergie laissée dans ses deux albums récents. Dès l’ouverture de l’album, ‘Stratégie d’un pion’, il affiche son meilleur visage : « Pour les gens qui écrivent, étrillent ceux qui les privent. Les âmes nobles, qui bravent l’éternité sur le glacis des livres, tout ceux sans affection, les gens sans aversion, qui gardent l’histoire si un furieux en déforme la version, une stratégie limpide, non pas l’apologie du vide, j’parle de sincérité, dédié à ceux sur qui le mal incide« . Toujours partagé entre la nostalgie et l’amertume, il déploie encore des trésors d’introspection et donne une fois de plus la chair de poule dans ‘Lâches’ et ‘Quand ils rentraient chez eux’, où quelques formules lapidaires viennent ajouter encore plus d’émotion à une instru soul déjà déchirante : « Quands ils rentraient sur le palier laissant soucis et crasses, j’suis resté là à subir, jsqu’à c’que mon propre thorax m’écrase, comme quoi, le silence de la douleur est parfois bien plus fort que le bruit de la rage« .

Mais si AKH et l’Oncle Shu’ restent un duo particulièrement incisif, la présence nouvelle de Freeman freine sérieusement la dynamique des morceaux. Car comme on pouvait le craindre, l’ex-Malek Sultan incarne à lui seul la principale déception de cet album. Présent sur 15 titres (!), il se montre immanquablement à la traîne par rapport à ses deux comparses, et semble parfois s’embourber dans son propre flow. Ses propos, conventionnels au possible, enrichissent rarement la teneur des titres alors que sa spontanéité aurait pu apporter un juste contrepoint à l’écriture réfléchie de ses deux alliés. Il ne réussit à surnager que lorsque le son prend une tournure mélancolique et apaisante, et parvient alors à accrocher l’attention, comme dans Quand ils rentraient chez eux et le sublime ‘Revoir un printemps’. Fort heureusement, et presque par miracle, le « Fils du Dragon » n’alourdit pas chaque titre, et on arrive à passer outre certaines de ses prestations, notamment grâce aux différentes structures de couplets, variées et jamais linéaires. Ainsi, se succèdent aux 8 mesures de ‘Murs’ et ‘Tiens’ des passages plus longs, des refrains collectifs ou singuliers, et quelques bonnes idées, comme ‘Second souffle’, où l’on découvre, in situ, la création du morceau, de l’appartement de Shurik’n à la scène où Akhenaton scande le troisième et dernier couplet.

Musicalement, on frôle le sans faute. A la fin du siècle dernier, Shurik’n nous avait habitué à un minimalisme austère. Kheops rêvait de dancefloors ardents. Imhotep s’imprégnait de culture orientale. Akhenaton gorgeait ses instrus de soul. Leurs retrouvailles s’accompagnent de télescopage de leurs influences, et de nouveau, la magie opère. L’instru de ’21/04′ est l’un des exemples les plus frappants de cette fusion, composées de voix soul, de cuivres furieux, de breakbeats et de sons électroniques. Pour autant, l’ensemble ne ressemble pas un patchwork indigeste. A intervalle régulier, on retrouve la sobriété propre au groupe depuis L’École du Micro d’Argent. En ce sens, le morceau éponyme, ‘Quand ils rentraient chez eux’, ‘Fruits de la Rage’, ou ‘Second souffle’ ne manqueront pas d’entraîner l’apparition d’un sourire béat sur le visage de ceux qui pleurent en écoutant ‘Mon texte le savon’. Chill, omniprésent (11 prods), laisse malheureusement peu de place au discret Imhotep ou même à Shurik’n, dont le style a pourtant évolué vers le meilleur, notamment dans le magnifique ‘Lâches’ avec ses violons frissonnants, sa basse sourde et sa rythmique lente et pesante. L’ensemble du travail de production de Revoir un printemps respire la rigueur, la réflexion et le perfectionnisme, enrichi par les orchestrations de Bruno Coulais, arrangeur de la moitié de l’album. Un peu envahissants sur certaines productions qui auraient peut-être mérité une texture plus granuleuse (‘Mental de Viêt-Cong’, par exemple), ses apports sont par contre tout à fait remarquables quand ils donnent du relief à certaines compositions minimalistes : ‘Visages dans la foule’, au départ très sobre et froid, prend finalement son envol pour devenir un véritable ballet qui accompagne les personnages errants dans les couplets de Chill et Joe.

Quelques défauts viennent cependant porter un coup à l’enthousiasme que suscite l’écoute de ce quatrième opus collectif. Ces défauts ne sont pas véritablement liés à la valeur intrinsèque des certains titres, mais plutôt à l’arrière pensée grimaçante qu’ils suscitent. Prions tout d’abord pour que ‘Nous’ ne devienne pas le deuxième single, car il semble dangereusement nivelé en direction de la teneur globale du rap français en 2003. A son écoute, on pense à ‘Une impression’, premier extrait de Sol Invictus qui fonctionnait également sur le procédé « propos pertinent / instru entraînante ». Le refrain chanté de Kayna Samet n’est pas vraiment médiocre, mais pas franchement enthousiasmant, et l’instru est du même accabit. Placé en plage 2, ce titre laisse présager le pire, à tort. Puis vient le fameux ‘Noble Art’, avec Redman et Method Man. Correctement réalisé, laissant transparaître un vrai plaisir de la part des MC’s, ce morceau est loin d’être l’abomination musicale qui a germé dans l’inconscient collectif du ‘milieu hip hop’. Certes. Mais le problème est ailleurs. IAM, groupe influent s’il en est, avait le pouvoir d’imposer un autre single, à une époque où l’on finirait presque par croire que le rap n’existe plus que dans sa dimension festive. Il y a fort à parier que ce titre seul détournera une bonne partie du public d’IAM du reste de l’album. Dommage.

Au chapitre des mauvaises surprises, l’intro de ‘Murs’ est sans doute la fausse joie la plus rageante que nous ait jamais fait IAM… A l’écoute de ces violons solennels et cette voix nasillarde qui semble tirée d’un film imaginaire, on croit tenir un titre du calibre de ‘Pharaon Reviens’. Malheureusement, la production ne suit pas, et on se doit se contenter d’un titre rapide, sans sample chaleureux, intéressant mais pas transcendant. Enfin, parmi les 18 titres, IAM s’octroye une ‘Pause’ légitime mais anecdotique, d’autant que le sous-employé Imhotep, pour sa seconde production, se montre méconnaissable avec une instru que l’on aurait plutôt prêté à un Kheops, période Sad Hill Impact. Fort heureusement, IAM donne un dernier coup d’accélérateur pour clôturer l’album sur une note victorieuse, avec les cuivres et les cordes triomphants d »Aussi loin que l’horizon’, conclusion idéale de l’album.

Revenir après six ans, Revoir un printemps, Vaincre avec talent. L’Empire IAM a réussi le défi de réaliser un album profondément ancré dans son histoire, mais ouvert aux influences actuelles et enrichi de l’expérience acquise par chacun de ses membres au cours des années et des escapades en solo. Bien sûr, on pourra toujours tenter d’évaluer la saveur de l’album si Freeman était resté Malek Sultan, si quelques titres un ton en dessous n’avaient pas fait le final cut, et si Imhotep avait disposé d’un peu plus d’espace pour laisser libre cours à son inspiration. Mais le résultat est là : Revoir un printemps n’est ni un classique, ni un album calibré pour les 12-18 ans, ni le baroud d’honneur de six has-been courbaturés. Simplement un album dense et coloré, réalisé avec justesse et professionnalisme. Venant d’IAM, c’était finalement la moindre des choses.

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