Chronique

Talib Kweli
Prisoner of Conscious

Javotti / EMI / Capitol - 2013

Sur Revolutions per Minute et sa couverture écarlate, Talib Kweli la jouait visiblement révolutionnaire en herbe. Trois ans plus tard, il abat la carte de l’intello contrarié. Illustration : la première photo d’un livret soigné le montre seul, au musée, perplexe devant une œuvre d’art contemporain… Ah, c’est qu’il est tiraillé, le Talib. Tellement tiraillé que le jeu de mots du titre de son album est composé de forces contradictoires.

Le premier sens reprend un terme forgé en 1961 par le juriste anglais Peter Benenson, fondateur d’Amnesty International. Le disque, qui débute sur la fonction de porte-voix joué il y a peu par le rappeur pendant le mouvement Occupy Wall Street, se termine ainsi par un hommage aux prisonniers politiques. Hommage pas dénué de maladresse d’ailleurs : il est assez curieux d’entendre le perpète Mumia Abu-Jamal, trente ans de taule au compteur, gratifié d’un mignon « Whattup Mumia ? », surtout à la fin d’un morceau aussi ambigu que « Only Gets Better », qui pousse plus au fatalisme qu’à la révolte… En même temps, Talib Kweli est semble-t-il las de l’étiquette de rappeur « conscient » qui lui colle à la peau. C’est le deuxième sens, individuel, du titre. Cette étiquette, il aimerait s’en défaire et, pour ça, il ne lésine pas ici et là sur l’egotrip, avec des métaphores pas toujours heureuses (« I smoke these pork rappers so fast they call me charcuterie”, mmmh, comment dire…). Fils d’intellectuels qui en a marre de passer pour un intellectuel, la moitié de Black Star n’arrête donc pas de naviguer entre deux eaux. D’un côté, elle continue de truffer ses textes de commentaires politico-sociaux, d’inciter à la conscientisation (« Prisoner of conscious / Nonsense / Opposite of conscious is asleep« ), de consacrer des morceaux à, par exemple, la condition féminine, au risque d’en faire un peu trop (l’enchaînement du mièvre « Delicate Flowers », assez raté, après le plus malin « Hamster Wheel », guidé par une ligne de basse tendue et qui bénéficie d’instruments à cordes joués). De l’autre, comme pour compenser, elle en met plusieurs couches pour mettre le holà (« But music is emotion / That is lost to the intellectuals »).

La musique, parlons-en. Tout avait bien commencé avec l’enjoué « High Life », single parfait et temps fort de l’album. Album qui lui-même commence bien avec, dans la foulée de l’intro, le pugnace « Human Mic » et ses grands renforts de cordes. À la première écoute pourtant, Prisoner of Conscious dégage une impression d’ « attrape-tout » assez déplaisante. On y trouve une reprise en forme de clin d’œil à « Paid in Full » (« Turnt Up ») et des dédicaces à Raekwon, Q-Tip, Rakim, KRS One et Ice Cube (l’incisif « Hold It Now ») pour les vieux de la vieille. Une production signée Harry Fraud (« Upper Echelon ») pour se mettre au goût du jour. Des invitations qui piochent à la fois chez des vétérans incontournables de l’exercice (Busta Rhymes), des stars du moment (Kendrick Lamar et Curren$y) dont les voix ont été enregistrées à New York quand celle de Talib Kweli l’a été à Los Angeles (ça c’est de la collaboration de proximité…) et des présences plus improbables, qui vont du chanteur brésilien Seu Jorge à Nelly – sur un « Before He Walked » pourvu d’une ambiance prenante mais gâché par le coup régulier d’une snare en carton-pâte – en passant par Miguel et ses miaulements sur le très peu jouissif « Come Here » (Marvin, reviens!). Tout ça donne la désagréable impression que le MC en donne pour tous les goûts pour mieux appâter différents publics.

Plusieurs écoutes invitent ensuite à plus d’indulgence. D’abord parce que le revers de la médaille, c’est le risque de ne pas plaire à tout le monde. En ce sens, l’album est trop éclectique pour être vraiment consensuel. Et puis, si le natif de Brooklyn n’avait pas tenté plusieurs styles, on lui aurait reproché de faire toujours la même chose… Ensuite parce que Talib Kweli rappe vraiment bien, certainement mieux qu’à ses débuts. Il sait mieux que jamais dompter son flow dans le registre rapide. Ça suffit à rehausser nettement des morceaux pas franchement enthousiasmants musicalement et/ou plombés par des refrains lourdingues, ainsi ses accélérations sur « Only Gets Better ». Et c’est lui seul qui rend supportable un « Upper Echelon » repoussant et qui tombe comme un cheveu sur la soupe tant il tranche avec le reste du disque ; l’essai aurait mieux trouvé sa place dans la mixtape faite avec Z-Trip qui anticipait ce disque, Attack the Block. Malheureusement, ça ne suffit pas toujours, comme sur le pénible « Ready Set Go », avec sa ligne de synthé moche et son envahissante chanteuse.

L’impression finale est alors inévitablement mitigée. Prisoner of Conscious est certes tout à fait convenable et Talib Kweli est loin d’être le rappeur sur lequel on a envie de taper. Mais si les couvertures de ses albums se suivent sans se ressembler, celui-ci souffre grosso modo des mêmes défauts que les précédents. Entaché de quelques fautes de goût ou simplement de greffes ratées (« Favela Love », bof…), il est aussi trop disparate pour convaincre, même s’il contient de bons voire de très bons moments. Il y a des disques qui, bien que très variés, donnent une impression d’unité ; Prisoner of Conscious n’est pas de ceux-là. Et on ne peut s’empêcher de penser que c’est quand il reste dans son registre de prédilection, accompagné par Oh No, que le new-yorkais est le plus efficace, ou quand il est poussé à se montrer affûté (l’instru de RZA et un Busta Rhymes tout schuss sur « Rocketships »). Talib Kweli aurait sans doute gagné à mieux faire le tri entre la mixtape Attack the Block et cet album pour que ce dernier se distingue davantage.

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