Chronique

L'Affreux Jojo
Portraits gâchés

Le Gouffre - 2017

Dans le livret qui accompagne son EP, L’Affreux Jojo apparaît à côté des paroles de chaque titre. Systématiquement, la photographie d’illustration reprend les mêmes codes : c’est un portrait en noir et blanc avec un cadrage identique. À un détail près, de taille : d’abord souriant, le visage juvénile du rappeur du Gouffre délaisse la joie pour réapparaître page après page avec un peu plus d’hématomes, d’entailles et de coupures. Jusqu’à finir complètement tuméfié et contrarié. Dans ces huit photographies qui oscillent entre les coups pris et l’envie de les rendre, il y a la synthèse de ce que le premier projet solo du rappeur du Gouffre laissera à voir et à entendre : les portraits d’une génération qui se décrète (auto)sacrifiée et qui se sent définitivement à l’étroit, ne sachant pas quoi faire de son énergie. Ça s’intitule Portraits gâchés.

Ici, le mot « portrait » pourrait être élargi au mot « potentiel. » Potentiels gâchés, pas celui du rappeur, qui est lui plutôt en constante progression. Non, ceux de trajectoires de vie, comme l’évoquait déjà partiellement l’effort du Gouffre sorti en 2015, L’Apéro avant la galette, avec des morceaux comme « Le Diable nous manipule. » Un titre sur lequel L’Affreux Jojo n’était d’ailleurs pas présent. Mais absent ou pas, le propos reste en surface le même quand le rappeur du vingtième arrondissement devient finalement le premier membre du collectif à se lancer dans l’aventure solo. N’avait-il pas canonné avec ses comparses il y a deux ans qu’il ne « fallait pas dénigrer les petits des quartiers » ?

Aujourd’hui, cette rage contre les élites est toujours là, au premier plan. Toute idée de victimisation est pourtant immédiatement annihilée par une ténacité et une lucidité vis-à-vis de toutes les tentations dans lesquelles il est possible de sombrer. Parlant aussi bien des darons aux visages marqués que de leurs enfants qui naviguent entre mission locale et bar tabac, L’Affreux Jojo alterne entre solitude et esprit de groupe. Tout en passant en revue tout ce qui fait que la vie peut écraser la gueule. Le champ lexical du disque, jusque dans sa tracklist, ne loupe pas le vocabulaire des coups et blessures. Hématomes, infirmités, blessures, traumatismes et douleurs, voici la thématique principale de Portraits gâchés, conforme à la ligne de conduite édictée par le MC : « représenter les abîmés, les âmes brisées, attristées. » Et si le réquisitoire est parfois ponctué de généralités pas forcément toujours bien venues, d’un bon sens populaire qui laisse parfois stoïque voire pantois, comme lorsque Jojo parle des filles en utilisant la sexualité comme seule grille de lecture pour prédire des trajectoires unilatérales, le rappeur relance toujours la machine. Il le fait avec son énergie, sa rancœur, voire sa sensibilité déguisée en narration (« La Belle et le zonard »). Et pourtant le propos sonne souvent dépressif et déprimant de l’aveu même du principal intéressé, qui va jusqu’à se demander explicitement pardon.

« Les couplets de L’Affreux Jojo ressemblent à des certificats d’ITT »

À part quelques lignes mal senties, Jojo n’a pourtant pas grand chose à se reprocher. Il y a certes beaucoup de regrets et quelques remords dans la parole de l’auteur de Portraits gâchés. Mais s’il fallait insister sur un point, c’est que le disque doit être pris dans son entièreté. Sa durée – moins de vingt-cinq minutes – et sa qualité de production en font un projet à dérouler d’une traite. Alternant entre storytelling et généralités, mélangeant son parcours personnel à celui des siens, le propos a ici plus de visages qu’il n’en laisse paraître. Et ils sont impossibles à cerner à travers un morceau picoré entre deux autres clips. Derrière les couplets qui ressemblent en apparence à des certificats d’ITT, L’Affreux Jojo laisse lire entre les lignes un recours à la spiritualité, un besoin de changement et une niaque qui pourrait être assimilée à de la résilience. Pas étonnant de la part d’un rappeur qui s’est distingué pour être l’un des plus fougueux et hargneux du collectif auquel il appartient. Ne serait-ce pas lui qui déclame : « quand t’as souffert il faut changer » ? Là est la principale évolution du rappeur de la Porte de Montreuil : avoir gardé le même regard et la même rage dire tout en ayant appris à les canaliser, à l’instar d’un Char hors système. Mineure en apparence tant les démons survitaminés et catégoriques ressurgissent régulièrement au détour d’une rime, la transformation n’en est pas moins sensible. Le côté white trash que pouvait parfois avoir L’Apéro avant la galette est ici complètement évacué.

La multiplicité des univers produits est aussi une belle surprise. Char justement, définitivement génial architecte sonore en plus d’être un rappeur très doué, ne laisse la main qu’à deux reprises. Soit à Mani Deïz, pointure du genre, soit à son acolyte du Gouffre : Gabz. L’apport de Népal est lui aussi salvateur. En une petite minute de présence, le flow soufflé de l’énigme de la 75ème Session révélée par Cyborg et le projet 444 Nuits prouve que Jojo « est moins seul dans sa logique » qu’il ne le prétend. Il y a sur « À l’aise » une vraie complémentarité avec la percussion de Jojo, qui le long de son EP alterne entre l’excellent et le désarçonnant. L’écriture est avant tout percussive. Directe, elle a des images efficaces portées par une belle utilisation des contraires ou des associations d’idées enveloppées dans une franchise agressive. Mais le corollaire de cela ? Quelques lignes qui tombent parfois à plat, notamment une ou deux fins de couplets qui auraient mérité nettement plus de soin. Étrangement, cela n’enlève rien à la frontalité du propos, porté par un flow rempli de belles découpes. Au contraire, ces maladresses – qui n’en sont probablement pas pour Jojo – le renforcent et participent au tout que forme le disque. Il en va de même pour le recours quasi systématiques aux refrains. Tous sont bien calibrés et en disent plus que leur aspect faussement simpliste le laisse croire, même quand ils sont légèrement chantonnés avec désinvolture. Alors évidemment, tout ici sonne boom-bap pour utiliser un terme devenu générique. Certains diront même « trop rap français. » Mais qui en sera surpris ? C’est dans la nature des choses, personne n’a jamais menti sur la nature du Gouffre. Et la variété des samples, des angoissantes nappes de l’introduction aux voix pitchées quasi célestes utilisées par Char en passant par le saxophone de l’indispensable histoire d’amour (qui finit mal), font que tout est ici à sa place et fait pour graviter autour de Jojo et de ses textes. C’est bien là le principal. Durant les huit pistes de Portraits gâchés, le quota de variations et de nuances est parfaitement dosé. Ni trop, ni pas assez. Suffisamment en tous cas pour transposer sur cet EP deux à trois signatures que personne n’oserait usurper. Celle du Gouffre avec mais aussi sans majuscule, et celle de Jojo, évidemment.

Car de signature, c’est bien ce dont il est question ici. Un premier projet est souvent décrit comme une carte de visite. Parlons plutôt là de carte d’identité, car avoir des papiers, avoir le droit de signer quelque chose, c’est avoir le droit de dire j’existe. Et c’est finalement un peu tout le propos de L’Affreux Jojo : espérer un jour que lui et les siens pourront exister hors de la galère, puisque cette dernière revient aujourd’hui à une semi-clandestinité. Ou a minima que celle-ci ait enfin la décence de ne plus donner de coups. Alors s’il est désormais interdit de sourire sur une photo d’identité, Jojo, lui, se définit dans son quotidien fait de tentations, de stagnation et d’échecs tout en défonçant quelques portes. Derrière l’une d’entre elles se cache peut-être le sourire auquel il prétend avoir renoncé. Que les dents du bonheur soient cassées ou pas importera alors peu. La rencontre sera forte et le portrait sera peut-être enfin beau en plus d’être juste. Comme à la première page du livret de Portraits gâchés.

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