Classique

Shurik'N
Où je vis

Delabel - 1998

« Le petit noir à tête rasée réapparaît. »

Seulement un an après le succès national que fut L’école du micro d’argent, Shurik’n, deuxième ciseleur de verbe du groupe IAM, remplit à nouveau les bacs avec son premier album solo. C’est peu dire que d’affirmer que cette période est commercialement dominée par le rap phocéen : le projet Sad Hill de Kheops est sorti en novembre 1997 et les Chroniques de Mars paraissent en mars 1998. Le mois de mai de cette même année est pour Shurik’n, qui a posé ses rimes affûtées sur les compilations précédemment citées, le moment redoutable de l’escapade solo. L’album, après le retentissant succès rencontré par Akhenaton et son impeccable Métèque et Mat en 1995, est donc attendu avec un mélange d’impatience et d’appréhension.

« Un samurai sans faille, ombre de l’ombre, épouse la nuit à chaque sortie. »

Cet opus solo est donc l’occasion de pénétrer dans l’univers de Shurik’n, beaucoup plus discret et effacé que son collègue Akhenaton. On quitte ici le monde des pharaons et des cow-boys pour entrer dans celui des samurais et des arts martiaux. Des samples de cordes frémissantes ou pincées jusqu’au graphisme de la pochette, en passant par le petit air de flûte sur le refrain de ‘L.E.F.’, tout dans cet album respire le Japon médiéval et la Chine antique. Shurik’n ne livre pas pour autant un disque carnavalesque qui ne serait que la version asiatique de ‘L’Empire du Côté Obscur’ ou de ‘Sad Hill’. Si l’ensemble de Où je vis est marqué par cette influence orientale, cela se ressent pourtant assez peu dans les thèmes. Cet aspect n’est directement traité que dans l’épique ‘Oncle Shu’, de manière plutôt décalée et amusante, dans le cadre d’un egotrip au second degré.

« Je sais c’est pas gai, mais tout est vrai. »

Gai n’est effectivement pas l’adjectif qui vient à la bouche lorsque l’on cherche à qualifier l’album de Shurik’n. Les quinze titres plongent l’auditeur dans ce qu’est réellement le côté obscur d’IAM. Car il n’est pas ici question de rire, ni même de sourire. « Où je vis » se situe plus dans la lignée du ‘Sachet blanc’ ou d’ ‘Un cri court dans la nuit’ que d’ ‘Attentat’ ou de ‘Je danse le Mia’, traduisant du même coup l’évolution générale des albums d’IAM vers des thèmes plus sombres, laissant ainsi de côté l’humour qui caractérisait leurs débuts. Cette orientation de Shurik’n qui transparaissait déjà dans les morceaux ‘Si j’avais su’ et ‘Le destin n’a pas de roi’, respectivement placés sur Sad Hill et sur les Chroniques de Mars, se retrouve ici nettement affirmée. Entre la crainte et la colère suscitées par l’influence grandissante du Front National, notamment à Marseille (‘Mon clan’, ‘Manifeste’) et les portraits à la fois pessimistes et réalistes qu’il dresse de la société française (‘Où je vis’, ‘L.E.F.’, ‘Esprit anesthésié’ pour ne citer qu’eux), Shurik’n démontre clairement qu’il n’a, comme Sako, pas la tête à la fête.

« (…) une caméra, le mirador, ne ferme qu’un œil quand Marseille s’endort. »

Où je vis sonne comme l’œuvre d’un homme mûr et accompli. En 1998, Shurik’n a en effet dépassé le cap des trente ans et a emmagasiné un certain nombre d’expériences lui permettant de porter un regard lucide sur le monde dans lequel il vit. C’est d’ailleurs ce que laisse supposer la pochette du disque, le montrant en train d’observer (de surveiller, serait-on tenté de dire) Marseille depuis un point en hauteur. Il peut également se retourner sur son passé et sur le trajet parcouru avec les « siens », son « clan ». La notion de famille est essentielle dans cet album, qu’elle désigne les parents (‘Lettre’, ‘Mémoire’) ou les amis de longue date (‘Les miens’, ‘Mon clan’). En 1998, Shurik’n est aussi un homme ayant réussi et connu le succès avec IAM : il est parvenu à atteindre son objectif, celui d’être un artiste « reconnu, renommé ». Cela ne l’incite pas pour autant à abandonner le combat. Bien au contraire, il reprend le micro comme on reprendrait les armes et, secondé par ses proches, se jette avec encore plus de hargne dans la bataille. Les featurings sont tous marseillais : son frère Faf Larage, Sat de la Fonky Family qui vient se charger du refrain sur ‘Mémoire’, Freeman, qui pose un assez bon couplet sur ‘Rêves’ et un refrain du même acabit sur ‘Sûr de rien’, le 3ème Œil, Sista Micky et enfin un Akhenaton hargneux pour un ‘Manifeste’ monumental. Shurik’n livre un album personnel et simple, presque exemplaire : là où il aurait pu inviter quelques grands noms du rap hexagonal ou international, il préfère s’entourer de proches pour réaliser une œuvre à son image. Cette humilité se ressent jusque dans les instrus, toutes signées de sa main : pas de fioritures mais du « rap dans son expression la plus simple » et « dans les règles de l’art« , à savoir des samples d’instruments à cordes triés sur le volet, martelés par les caisses et par la voix rauque du emcee.

« 9.8, un fugitif toujours sur la brèche. »

Le succès commercial de L’École du micro d’argent n’a donc pas incité Shurik’n à se reposer sur ses lauriers mais au contraire à fournir deux fois plus de travail. Avec Où je vis, le rappeur marseillais livre un classique du rap français, comme le fit Akhenaton en 1995 avec Métèque et Mat. L’amertume et le pessimisme dont il fait preuve sur ce disque purent dérouter les fans de la première heure d’IAM, habitués au ton humoristique du groupe. Mais cet album n’en demeure pas moins incontournable et, aujourd’hui encore, d’actualité.

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