Chronique

Three Six Mafia
Mystic Stylez

Prophet Records - 1995

Memphis, Tennessee. Une ville indissociable de l’histoire de la musique. On pense à Elvis bien évidemment, en premier lieu. A Isaac Hayes ou B.B. King, ensuite. Et un connaisseur en rap, plutôt averti pour le coup, parlera peut-être de la bouillonnante scène qui s’y illustra au milieu des années 1990. Car ce qu’il s’est passé à Memphis à cette époque est –tout est relatif bien sûr– plutôt fascinant. Comme si la moitié de la ville s’était mise à rapper au même moment, ce qui donna lieu à une avalanche de tapes, albums, compilations, avec une qualité bien souvent au rendez-vous. Cette effervescence entraîna la naissance d’un sous-genre musical particulier, reconnaissable entre mille, vaguement « baptisé » Devil Shyt : beats lents et ténébreux, flows rapides et paroles crues, voire franchement malsaines. Mais aussi des morceaux-fleuves, des posses à rallonge et un amateurisme prononcé, érigé en marque de fabrique.

Les caractéristiques faisant la particularité de cette scène sont légion. Les albums marquants qui en ont découlé également. En isoler un plutôt qu’un autre paraît une tâche difficile. Il faudrait parler des frasques de Tommy Wright III, des œuvres de Mr. Sche ou de The Manson Family. Mais puisqu’on doit bien commencer à quelque part, rendons à César ce qui lui appartient : une douzaine d’années plus tard, le rap de M-Town a perdu de sa particularité, et un seul groupe local est parvenu à atteindre une renommée internationale, Three 6 Mafia. Mystic Stylez, sorti en 1995, a réellement lancé la carrière du groupe et facilité ce passage à la postérité.

Chaque artiste, chaque groupe de musique est le fruit d’un environnement culturel, social, historique, géographique, etc. Lapalisse aurait probablement confirmé. Mais alors, à quoi peut bien ressembler la vie à Memphis pour que la ville ait engendré Three 6 Mafia ? Rares sont les instants qui ne suintent pas l’agressivité et la violence dans Mystic Stylez. Que ce soit par le biais des paroles, des flows ou des productions. Celles-ci constituent d’ailleurs la plus grande réussite de l’album. DJ Paul et Juicy J ont effectué un travail en tout point remarquable. Tout d’abord avec les mastodontes sonores que sont ‘Fuckin’ wit dis Click’ et ‘Now I’m hi, Pt.3’ : des breaks de batterie lents et saturés de charleys, des cloches et des voix ralenties (donc d’autant plus menaçantes) au refrain, du piano, des chœurs gravissimes. La recette idéale pour des ambiances sombres et lourdes au possible. Les instrus et les synthés stridents de ‘Break da Law ‘95’, ‘Big Bizness’ ou ‘Tear da Club up’ fournissent des atmosphères moins denses et ténébreuses, mais évoquent tout autant le danger. On cite ces beats-là, comme on aurait pu parler de tous les autres : au final, absolument rien n’est à jeter au niveau musical sur Mystic Stylez. Les concepteurs sonores nous offrent même quelques plages de répit, telles ‘Da Summa’, ‘All or Nothin’ ou ‘Porno Movie’ : les samples sont un peu grillés (‘Hollywood’ de Rick James, ou ‘Lady in my Life’ de Michael Jackson), mais on apprécie ces instants de calme entre deux moments de terreur.

DJ Paul et son acolyte prennent même le temps de faire dans l’expérimental, en proposant des combinaisons paraissant pour le moins improbables au premier abord : un air de piano mélancolique pour un diss track rageur (‘Live by yo Rep’, attaque envers Bone Thugs’n’Harmony) et surtout une reprise du thème de la série The Young and Restless –nos bons vieux Feux de l’Amour– pour ‘Tear da Club up’, hymne aux soirées coupe-gorge en boîte. Quelques éléments d’ambiance viennent également parfois rendre le climat plus pesant, comme des rires hystériques sur ‘Sweet Robbery’, des toussotements sur ‘Now I’m hi, pt.3’ ou des bruits d’orage sur ‘Fuckin’ wit dis Click’.

Les breakbeats choisis par DJ Paul et Juicy J offrent l’opportunité aux MCs de montrer l’étendue de leur savoir-faire au micro : fast-rhyming, accélérations, roulements, tout y passe. Mention spéciale à Lord Infamous, à la technique impressionnante et aux couplets tous aussi époustouflants les uns que les autres. DJ Paul et Juicy J, également rappeurs, sont plus présents que les autres MCs du crew et s’illustrent dans un genre plus conventionnel. Difficile dans l’ensemble d’éviter le rapprochement avec Bone Thugs’n’Harmony. La ressemblance sera l’objet d’un beef entre toute la scène de Memphis et les pensionnaires de Ruthless Records, les premiers reprochant aux seconds d’avoir pompé leurs idées et d’avoir qualifié la ville du Tenessee de « Bunk ass town ».

‘Live by yo Rep’ est l’un des épisodes de ce beef. Un diss track qui vaut finalement bien plus par les qualités de MCing du Three 6 et de leurs invités que par leur talent de lyricistes. Les paroles ne sont d’ailleurs pas aussi enthousiasmantes que les productions : du gangsta rap plutôt bas du front, saupoudré ici et là de références ésotériques ou sataniques. Peu d’imagination, pas de concept ni de fil rouge derrière tout ça. Dans le registre horrorcore on préférera les introspections dérangées et inquiétantes de Cyco (Insane Poetry) ou la folie furieuse de Brotha Lynch Hung.

Heureusement la variété technique et vocale du panel d’intervenants permet de faire passer ces lacunes au second plan. Three 6 Mafia, déjà fort de six membres à l’époque, n’a d’ailleurs pas hésité à faire appel à de nombreux invités, tous inconnus alors mais dont certains ont acquis une certaine notoriété depuis (Playa Fly, Kingpin Skinny Pimp). Le posse-cut ‘Mystic Stylez’ réunit ainsi tous les MCs présents sur l’album pour un grand moment de brutalité. Un temps fort du disque, au même titre que ‘Fuckin wit dis Click’, ‘Now I’m Hi, pt.3’ ou ‘Live by yo Rep’.

La suite, comme le dit la formule consacrée, « on la connaît ». Three 6 Mafia a sorti une petite dizaine d’autres albums, perdu quatre de ses membres, et gagné un Oscar en 2006. Aujourd’hui, DJ Paul et Juicy J, les survivants, s’emploient à nuancer l’imagerie développée dans les premières heures du crew. Histoire de rendre plus bankable un groupe au nom déjà suffisamment lourd à porter quand on veut vendre du disque ou du mp3. Qu’importe. Mystic Stylez est bien un grand album, un sommet du rap sombre et crade, au même titre que les meilleurs œuvres de Cypress Hill, Mobb Deep ou du Wu-Tang Clan.

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