Chronique

Mr Lif
Mo’ Mega

Def Jux - 2006

« Mo’ Mega is the juxtaposition of the slave and the elite with no common ground between the two ».

Mo’ Mega, ou la cohabitation obscène de l’opulence et de la misère.

Le précédent album de Mr. Lif, I Phantom (2002), était (très) bon. Légèrement en dessous des attentes, pourtant. Plusieurs collaborations récentes auguraient d’un retour en grâce, outre l’excellente prestation sur ‘Making Planets’ avec Edan : le récent ‘Storm’, patronné par Cut Chemist (et à nouveau en compagnie du Humble Magnificent) ; ou ‘Beast Mode’, sur le prochain LP d’Akrobatik. Amateur de fougues conceptuelles, le rappeur de Boston a montré que son goût des productions consistantes n’était pas pour masquer ses faiblesses. Sur les productions d’Esoteric, par exemple, l’homme sait parfaitement quoi faire dans un espace plus dépouillé.

Munissons-nous d’un couteau de boucher pourvu d’une lame de moyenne épaisseur. On peut alors, sans trop de nuances, découper la barbaque en trois parties. La première, une moitié de l’album, pose avec la délicatesse d’un coffre-fort tombant du ciel l’alliance entre Lif et El-P ; cet album, c’est avant tout celui de ces deux hommes. La deuxième aménage une partie détente, plus désinvolte devant la misère du monde, plus déshabillée aussi (franchement salace, en fait). La troisième partie (les deux derniers morceaux) est plus introspective : ça cause absence du père et présence de l’enfant, ce genre de choses.

El-P fait ce qu’il sait faire, c’est-à-dire charger la mule, tendance bruitiste. Avec une certaine prédilection pour les boucles électriques, il donne dans le sample stratosphérique et le son distordu, pas exactement torturé, sûrement pas épuré. El-P ne fabrique pas du léger. Non. Il entasse, il triture, il concasse. Il a garni sa piaule de machines pleines de boutons et est bien décidé à s’en servir. Le parrain de Def Jux s’y emploie alors à merveille pour faire flotter dans les oreilles une douce mélodie d’apocalypse, évoquant à la fois l’abrutissement du travail à l’usine et la centrale nucléaire prise d’assaut par des vaisseaux venus d’ailleurs (‘Brothaz’). Le tout restant tout de même très « musical ». Le gars doué.

L’avantage de ces productions denses et complexes : elles ne livrent leurs détails qu’après de nombreuses écoutes. L’inconvénient : un son étoffé qui devient parfois (rarement) étouffant, poussant l’auditeur à chercher une porte de sortie pour respirer un coup – à défaut d’en tirer un, mais je crois que je m’égare. El-P a en tout cas l’excellente idée d’instiller partout de petites variations, en particulier pour ses invités. A partir de la même structure rythmique, chaque hôte (Aesop Rock, Blueprint, Akobatik, El-P himself, tous bons, comme sur l’abrasif ‘Mo’ Mega’) bénéficie d’un accompagnement légèrement singulier. Idem pour Mr. Lif tout seul, comme sur ‘The Fries’, où un break scratché fait office de refrain, avant qu’un deuxième couplet débute sur une nouvelle texture sonore, quelques notes de piano servant de passeport pour l’angoisse.

Dans ce climat inquiétant, Mr. Lif s’infiltre sans coup férir, alliance de flow délié et de voix nasillarde. Dextérité, fluidité, étirement de la dernière syllabe. Le tout avec des thèmes nettement au-dessus de la moyenne – la critique du consumérisme sur ‘Ultra Mega’.

Le premier morceau produit par le bostonien (épaulé par ‘Big Nose’ aka Edan), l’hilarant ‘Murz is my manager’ (« Got a call from Georges Bush, says he knows about your trap, how you put Kanye up to sayin’ all that / You used it as a fool proof scheme to distract the government from the true political rap… ») marque une nette rupture en termes de ton, de son, de thème. Une ligne de basse frénétique traversé d’une trompette en dérapage et de sonneries de téléphone, un dialogue en forme de malentendu : clefs du succès en mains, Murs a bien du mal à discipliner un Mr. Lif récalcitrant à intégrer les codes de conformité du business. Juste après, le dansant et sexy ‘Washitup !’, du même, est moins convaincant, mais confirme que Lif sait être sérieux et desserrer la ficelle de temps à autre. Mo’ Mega : homogène mais varié, comme on dit.

La fin de l’album est loin d’être bâclée : après un ‘Looking in…’ crépusculaire, tout en retombées radioactives, Nick Toth signe un instru paisible (le clavier vient vous caresser l’oreille gauche) où le récit de Mr. Lif brille. Même le petit chœur final est agréable – c’est dire. Mo’ Mega dure à peine 41 minutes. À éviter en cas de migraine ; pour le reste, on ne regrette pas le voyage. De toute façon, un album de rap qui parle de lutte des classes, ça ne se refuse pas.

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