Chronique

Roc Marciano
Marcberg

Fat Beats - 2010

En 2000, un étrange aveu de Prodigy (« I wanna go home, not sing this song« ) entamait HNIC sur un contrepied qui, d’entrée de jeu, mettait à distance l’enchaînement de stéréotypes qui suivait. Une petite décennie plus tard, Roc Marciano répète à sa façon la même opération de déstabilisation. Marcberg plonge directement l’auditeur en plein cœur de la ville ; des voix d’abord, puis une atmosphère chaotique pénétrée d’une sonnerie de téléphone insistante et du bourdonnement d’un marteau piqueur. Sur fond de roulement de batterie fataliste, à peine adouci par les échos d’une voix soul, un dialogue annonce la couleur : celle d’un album qui ne sortira guère du quadrilatère flingues/dope/fric/putes. Le nom même de la « Pimptro » semble indiquer qu’on n’est pas là pour faire dans la nuance. Pourtant, dès avant la vingtième seconde, une voix ensevelie mais distincte avertit : « Why should we be in such desperate haste to succeed, and in such desperate enterprises ?« .

Ça n’a l’air de rien, mais c’est doublement habile. D’abord parce que la phrase s’arrête là, elle ne prononce pas la suite, qui donne pourtant tout son sens à l’interrogation : « If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music which he hears, however measured and far away. » Si le message est clair, il restera implicite. Ensuite parce que l’auteur de ces mots jetés en prélude à l’engrenage n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Henry David Thoreau (1817-1862), considéré comme le père de la désobéissance civile, et plus généralement figure du pacifisme connue, notamment, pour avoir inspiré Gandhi. On peut s’amuser à penser que si les rappeurs apprenaient que Thoreau a tâté de la prison pour avoir refusé de payer ses impôts (une simple nuit en fait, et en guise de protestation politique), ils en feraient plus souvent un père spirituel et matériel… Mais blague à part, voilà quelqu’un qu’on ne s’attend guère à entendre débouler en ouverture d’un album de rap, surtout quand les titres promettent un manuel de banditisme appliqué. Et cette prophétie résignée donne une couleur particulière à cette intro qui finit dans une sorte de bruit d’aspiration, alors que les sons se déglinguent, comme un destin funeste mais tout tracé. Ce destin, c’est celui du jeune Duke, auquel Priest, « businessman » du coin, est en train d’assurer qu’un flingue, voilà ce qu’il lui faut pour prendre le contrôle de sa bande.

C’est que l’ancien du Flipmode a eu la bonne idée d’insérer, en guise de fil rouge, des extraits de The Cool World (Shirley Clarke, 1964), film à la veine quasi documentaire tourné à Harlem pour mettre en relief la misère des bas-fonds de l’Amérique de Kennedy. On a donc fait connaissance dans l’intro avec Priest et Duke, adolescent pour lequel seule l’illégalité constitue une voie de sortie ou d’ascension sociale. Ces inserts fonctionnent là encore comme une mise en perspective des récits qui constituent l’album. Peut-être aussi comme une manière de suggérer leur statut double, mi-réel, mi-fictionnel, ou en tout cas de les mettre au passé : Roc Marciano raconte surtout une vie antérieure, la fin d’un monde, avant de vieillir, avant l’ère Giuliani aussi. Tout ça introduit du jeu dans le premier degré auquel l’album semble se cantonner. D’ailleurs, comme pour confirmer le poids du destin, le premier morceau, « It’s a Crime », déballe une boucle de cuivre fataliste – la première d’une longue série – qui semble écraser le rappeur (qu’on entend à peine) comme le personnage de Duke croule sous le poids de son environnement.

Marcberg a visiblement mis tout le monde d’accord. Non seulement l’album a été bien accueilli, mais l’été n’était pas encore arrivé qu’il était volontiers hissé au rang des, voire du meilleur album de l’année – voire au-delà, certains s’aventurant au niveau de la décennie. Les comparaisons flatteuses sont légion, et pas avec n’importe quoi, de Only Built 4 Cuban Linx à The Infamous. On s’est même enflammé : dans ce registre, la palme va à Unkut pour lequel Marcberg est carrément le Critical Beatdown de 2010. À lire tout ça, et comme en plus la sortie de l’album chez Fat Beats prend une signification particulière avec la fermeture cette année du magasin de la sixième avenue, forcément, on vide ses poches. Et on a aussi envie de jouer la fine bouche. On ne peut alors s’empêcher de ressentir une petite déception, aussi bon que soit l’album.

Ce premier solo a bien sûr de quoi justifier le quasi unanimisme qui l’entoure. D’abord, c’est un vrai album, cohérent et consistant. Pas de singles saillants avec du remplissage autour, mais un bloc de titres homogène. Une performance quand on sait que c’est le travail d’un seul homme, qui a limité les invitations au minimum et s’est chargé intégralement de la production. Sur l’excellent « Raw Deal », non seulement il multiplie les assonances, mais il assure ses propres backs, accompagnant un beat strié d’un trait de cuivre et enrichi d’une pincée de guitare blues. Ensuite, Marcberg emprunte une direction très claire, dans les textes comme dans le son, direction qui n’a pas franchement le vent en poupe : du rap brut, sombre, sans fioritures, qui vient des tripes et du bitume. Si la pochette le montre perché sur les toits, le disque nous colle plutôt le nez sur l’asphalte, dans la survie suburbaine ordinaire.

L’adéquation entre le flow et les productions donne toute sa saveur à l’album. Roc Marciano n’a pas choisi son blaze par hasard, et rappe comme un boxeur parfois sonné, mais qui ne lâchera pas tant qu’il reste debout. Il n’a pas un timbre de voix particulièrement imposant, ni une présence exceptionnelle. Mais il compense par un solide sens du storytelling et une technique éprouvée, traînante et entêtée, parfois élastique (« Hide my Tears » et son gros sample de Smoke Sugar). Il s’arrange pour mettre les samples en avant, tout en ajustant son débit à l’ambiance poisseuse, parfois lugubre et souvent pesante, à la fois rugueuse et teintée de soul dépressive des années 70. Sur le plan sonore, Marcberg est homogène tout en variant les partis pris. Tantôt la batterie est en retrait, comme sur le mystique « Thug’s Prayer », tantôt elle est rentre-dedans, comme sur « Snow » et sa boucle de xylophone. Parfois on entend à peine la basse, parfois elle se fait sautillante (« Jungle Fever »). Et si on déplore au départ des compositions trop répétitives, on décèle au fur et à mesure des écoutes quelques variations et breaks bienvenus, discrets mais qui troublent un peu la linéarité, à l’instar des allers et retours de la boucle sinistre de « Ridin’ around », qui se tait par intermittence pour laisser le champ libre à la ligne de basse et une rythmique pesante.

Bref, un album de ce genre peut encore émerger en 2010 et c’est tant mieux. Malheureusement, Marcberg est aussi frustrant, parce qu’il lui manque quelque chose pour prétendre égaler et même approcher sérieusement ses modèles. En premier lieu, il souffre d’une grosse lacune pour un album qui prétend rehausser l’étendard du rap new-yorkais des années 90 : l’absence totale de scratches. Pour quelqu’un qui a composé sa texture sonore en pensant à Marley Marl, Large Professor ou DJ Premier, on comprend mal comment il est possible que Marciano ne se soit pas dit, à l’écoute de sa maquette en studio, que quelque chose clochait sérieusement. Autant vouloir revenir aux sources du rock en renonçant à la guitare… Ce manque est d’autant plus flagrant que les morceaux sur lesquels on avait pu découvrir le rappeur (« Give it to Y’all » sur le Premium III de JR Ewing, où par ailleurs Marciano lâchait un flow nerveux qu’on aurait aimé retrouver davantage ici ; « Money » avec El da Sensei et Reef the Lost Cauze sur le Global Takeover des Returners, voire le morceau sur le Port Authority de Marco Polo) en contenaient tous. Marciano s’est plongé dans les années 90, mais hélas pas jusqu’au bout.

Dommage, car éviter cette dérive aurait en plus permis de mieux masquer les petites faiblesses de l’album : un ou deux morceaux moyens (« Panic », soûlant à la longue), la monotonie qui peut se dégager de l’enfilade des quinze titres, le caractère finalement quelconque des lyrics malgré l’avertissement introductif – Marciano semble en fait à fond dans son rôle, sans la hauteur de vues que pouvaient injecter, par exemple, un Ice-T ou un Ice Cube. Autant de regrets qui, au final, font que malgré la qualité évidente de ce LP, Roc Marciano fait moins bien cette année que Blacastan ou Celph Titled dans la tentative de ramener le golden age sur le devant de la scène. Mais tout n’est pas perdu : si ce dernier a ramené Buckwild dans ses cartons, Roc Marciano a pour sa part annoncé de l’artillerie lourde avec un futur Marcberg Reloaded : Pete Rock (sur le morceau-titre, Marciano utilise d’ailleurs le même sample que celui-ci dans sa prod’ pour le Dueces Wild de Vast Aire), Madlib, Large Professor, Q-Tip, Alchemist & co. – de quoi ré-appuyer avec vigueur sur le bouton du flashback.

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