Chronique

Sofiane
#JeSuisPasséChezSo

Suther Kane - 2017

Sofiane, cet enfant seul sans peur d’écrire

Un Fianso qui revient en force, un Fianso kickeur, un Fianso caillera, entrepreneur, un Fianso qui peut réunir le 93 comme tourner un clip à la Castellane, un Fianso à la Cigale dressé contre les violences policières : tout semble avoir été dit, à l’hiver 2017, sur le personnage. Le Monde a même parlé du Fianso « rappeur et pacificateur face à la Police » à l’occasion du rassemblement du 11 février au tribunal de Bobigny, en soutien à Théo Luhaka et à la famille d’Adama Traoré. Le nouveau Sofiane inspire une sympathie diffuse, quand bien même la nervosité démentielle de son flow paraîtrait inaudible. Au point que se pose la question de savoir si, en définitive, le rappeur n’est pas plus aimé pour ce qu’il est que pour ce qu’il fait. Du coup, on a moins parlé du Fianso qui écrit, alors qu’il est de ces MCs qui aiment particulièrement boxer avec les mots.

Sur Noisey, Sofiane racontait déjà les astuces pour citer Apollinaire et Ronsard sans se faire griller. Mais savoir écrire, ce n’est pas savoir placer des références qui appartiennent à la culture dite légitime. Les freestyles de la série #JeSuisPasséChezSo, préalables à l’album qui lui ont fait voir le jour, ont beau avoir la spontanéité et l’énergie propres à l’improvisation, ils n’en restent pas moins des bijoux de stylistique. Au point que huit sont présents sur un album de quatorze tracks.

Le talent d’écriture de Sofiane, c’est déjà cet humour de gamin qui a grandi sous un drapeau pirate, libre et joueur. Les images s’enchaînent, efficaces par la sonorité et les emprunts variés aux cultures populaires : foot, mangas, Voldemort, shorts de boxe thaï et Balmain. Efficaces aussi par l’alliance du prosaïsme et de la démesure, car telle est la recette de la punchline à la Fianso. Les 49 minutes d’écoute de #JeSuisPasséChezSo, inédits compris, laissent en tête des patchworks bariolés, entre l’hyperréalisme et la fiction. Fianso, metteur en scène de « storys sombres et guerrières » fait surgir les bureaux de l’OCTRIS avec Mulder et Scully, des scènes de règlements de compte menées par les anges de la mort, des délires alcoolisés sur fond de rire diabolique. Il est tellement possédé par son propre flux verbal – un diable de Tasmanie, dira Médine – qu’il semble s’effrayer lui-même. Le freestyle le plus léché, « X », est le morceau qui illustre le mieux la puissance évocatoire de la parole. Écrit comme une succession d’images hyperboliques, parfois comme une succession de noms communs, c’est une véritable hypotypose, de celles qui peuvent rendre concret un Baltimore à la française, paranoïaque et violent. Ici, les coups sont pris quand Sofiane les assène. De la plongée progressive au sein d’un univers menaçant, à l’avalanche verbale qui s’abat sur l’auditeur sans trève – pas de refrain – celui que l’on surnomme le préfet de la Seine-Saint Denis rivalise avec un Quentin Tarantino.

Sous ce flow de possédé les noms des quartiers, des marques, des armes résonnent avec une nouvelle truculence. C’est aussi verbalement qu’il réinvente une forme de « rap de proximité. » Il a du 93 – le département du futur, selon Casey, originaire également du Blanc-Mesnil – l’éclectisme, les emprunts à toutes les langues et à tous les argots, les mélanges insolites et précieux. Tout le neuf-trois sort de sa bouche, avec un sens du détail authentique que lui permet l’usage des métaphores et des métonymies : « les cœurs sont des armes froides sous les Fly Emirates. » Et là encore surgit un portrait à portée universelle, celui des lascars en maillot du PSG nés dans la violence des illégalismes populaires, rendus insensibles par la vie elle-même. À la somme des punchlines de crapule et des gimmicks crachés sur le beat sont associées des phases introspectives noires et torturées. Écrits avec l’énergie de l’inespoir, de ceux qui trinquent à la mort et niquent leur vie s’ils ont envie, ces couplets créent un contraste efficace avec l’aspect apparemment entièrement versé dans les freestyles. Rien de plus significatif alors que la trajectoire de son « Bakhaw », le blaze de son ami Bozoo devenu un gimmick, que tou-te-s peuvent s’approprier. Il finit par devenir un mot incontrôlable, version DZ de schmilblick ou schtroumpf, avec en miroir la trajectoire du désormais iconique « et vos daronnes ils boivent du sprite sa mère » lancé aux forces de l’ordre par René, un petit des Mureaux, lors du tournage du titre « Ma cité a craqué. »

Derrière la fougue partagée en équipe lors de la série des #Jesuispasséchezso diffusés sur Youtube, l’écriture de Sofiane est en fait celle de l’angoisse. Sa noirceur et sa dureté proviennent de la menace perpétuelle d’une mort imminente. On interprète souvent l’énergie du flow par l’urgence de dire. En cela, la sucrerie finale « Tout le monde s’en fout », n’est en rien la perle trop régulière d’un MC dont les délires verbaux sophistiqués portent un album crapuleux, hardcore. Elle est la face intimiste et le point de clôture qui résume tout le propos de l’album : trinquer à la mort. D’une certaine manière, Sofiane est « l’enfant seul d’Oxmo sans la peur des coups. » L’enfant qui répond à l’angoisse par la vitalité au risque de la violence. Et celle-ci se fait le terreau d’une parole inventive et terre à terre, mais dont tous peuvent se saisir. C’est peut-être ça, le génie d’écriture et d’humanité du nouveau Sofiane. Un délire partagé, une angoisse qui trouve non pas son apaisement mais sa plus juste expression dans l’écriture rappée. Tonique mais brutale.

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