Chronique

Jay Z
Magna Carta… Holy Grail

Roc-A-Fella Records - 2013

À l’été 2002, Jay-Z est parti en vacances. Après six albums en six ans, il a pris le large en Méditerranée, ouvert une bouteille de rosé, et devisé avec Bono en regardant l’horizon. A son retour à New York, Jay-Z racontera au magazine XXL une anecdote qui, avec le recul, semble définir toute la suite de sa carrière : dans le bassin méditerranéen, le rappeur a été témoin des fastes donnés par une tête fortunée. Impressionné, il résumera la scène en une phrase : « It was another level of ballin' ».

Depuis, Shawn Carter a opéré une mise à l’échelle globale pour atteindre, lui aussi, l’autre niveau. Pas seulement pour la flambe, mais pour devenir, littéralement, plus grand que le rap. Il a d’abord quitté la scène en 2003, pour revenir trois ans après dans un costume d’ambassadeur super-héroïque. Soigneusement, implacablement, il a déplacé les curseurs un par un, passant des couvertures de The Source à celles de GQ, du Summer Jam new-yorkais aux arènes rock européennes, des partenariats juteux à d’autres partenariats encore plus juteux. Jay-Z, le rappeur, est devenu l’institution Jay-Z.

Pour habiter cette fonction, il a exercé un contrôle méticuleux sur l’articulation publique de sa légende. Le livre Decoded (2010) en sera la grille de lecture officielle. La grande force de Jay-Z était de rapper en faisant oublier qu’il rappait – la sophistication déguisée en facilité. Cette méthode invisible sera désormais documentée noir sur blanc. La démarche est logique : Jay-Z a souvent lutté avec sa réputation de rappeur grossier. Mais ce penchant nouveau pour l’auto-analyse a eu ses effets pervers : depuis six ans, il donne l’impression de forcer le trait – il se dira « monstre du double sens » – comme si une conscience aiguë de lui-même avait fini par le parasiter.

« L’arsenal stratégique de Jay Z a atteint une puissance telle qu’il constitue désormais un spectacle à part entière. »

En parallèle, son arsenal stratégique a atteint une puissance telle qu’il constitue désormais un spectacle à part entière, synchronisé à un rap presque entièrement défini autour du principe d’ascension. Magna Carta… Holy Grail, son douzième album, est ainsi le fruit d’un partenariat spectaculaire. Dans l’opération, Jay-Z décroche un disque de platine avant même qu’un seul disque soit en vente. L’opération semble faire écho à ce couplet de 2001, où il promettait pouvoir vendre du feu en enfer. Douze ans plus tard, il négocie une application mobile avec une multinationale coréenne.

Auto-décodage et synergies corporate sont le double support de ce nouvel album. Jay-Z a ainsi choisi d’en dévoiler d’abord les textes – une manière de grandir, dira-t-il – puis d’en expliquer le sens dans de courts teasers sponsorisés. Dans l’un d’entre eux, on le voit décrire le titre « Picasso Baby » comme une satire d’un matérialisme absurde. Pourtant, le morceau apparaît d’abord comme une simple mise à jour de ses signes extérieurs de richesse : en 2013, Jay-Z ne brille plus avec des jantes de vingt pouces, mais avec des tableaux de Basquiat. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Le 10 juillet, dans une galerie d’art new-yorkaise, Jay-Z a fait quelque chose d’inattendu. Devant une foule hétéroclite et complice, pendant six heures non-stop, il a rappé « Picasso Baby », ou plutôt, il a exposé Jay-Z entrain de rapper « Picasso Baby ». La mise en abyme, très maligne, donne désormais au morceau la profondeur qui lui manquait sur disque : Jay-Z ne s’offre pas un tableau de Warhol, raffinement ultime des rappeurs millionnaires, il est un tableau de Warhol.

Cet épisode pourrait être le déclencheur d’une phase nouvelle, celle où Jay-Z se distancera enfin de son propre mythe. Entamée timidement dans Kingdom Come, l’initiative ne s’est jamais vraiment réalisée, y compris dans ce nouvel album. MCHG est un assemblage de titres solides, où Jay-Z retrouve parfois la fluidité de ses meilleures années. Le disque doit beaucoup à ses producteurs, notamment le duo Timbaland/J Roc, qui s’essaie à la soul Shaolin ou au R&B Hitmen avec une égale réussite. Et comme souvent, ça part dans tous les sens : refrain de Frank Ocean ; parenthèse introspective ; Rick Ross en bermuda ; réflexions d’homme qui vieillit ; échappée belle avec Beyoncé ; symbolisme bizarre ; pochade déglinguée avec Pharrell et Nas ; menace tranquille ; clin d’œil aux classiques. Et puis « Tom Ford », futur hit des riches, des célèbres, et de ceux qui essaient. Bref, c’est l’un de ces albums de Jay-Z aussi inconstant qu’efficace.

Reste un goût d’inachevé, surtout au milieu de cette grande année 2013 pour les héros du zeitgeist pop. Daft Punk, Justin Timberlake et Kanye West ont récemment livré des disques portés par une vision forte, qui marque une évolution significative dans leurs parcours. Jay-Z, lui, reste dans des rangs confortables. Ça pourrait faire l’affaire – ça fait largement l’affaire – mais pour une personnalité qui promet autant, ça ne suffit plus. « Internet, c’est le far west, il faut écrire de nouvelles règles » annonçait-il dans l’un des teasers de ce nouvel album. Dans ce territoire nouveau et chaotique – la quarantaine, la paternité, les smartphones – Magna Carta marque une nouvelle victoire pour la marque Jay-Z. La réinvention de l’artiste, elle, reste toujours en chantier.

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