Chronique

AL
High tech & primitif

Matière première - 2008

« Comme on donne le droit de vivre, on m’a donné un visa, sur mon CV, j’ai dû cacher mon visage
Les lois sont sur des plaques de marbre, celles qui me concernent sur du PQ,
J’ai eu le gilet jaune, les pompes de sécu, l’hexagone n’a pas d’éthique,
Pendant ma quête on m’a tué, me collant des étiquettes »

Al dans ‘Le destin des immigrés’.

« Immigrant. Individu mal informé qui pense qu’un pays est meilleur qu’un autre »
Ambrose Bierce dans Le Dictionnaire du Diable.

« Aujourd’hui, quand on te montre des étrangers qui arrivent en France on les traite tous de clandos, mais la plupart des mecs qui essaient d’escalader des murs ce sont des gars qui sont deux fois plus intelligents que nous tous réunis ici. Tu trouves 1 500 euros pour dépasser la frontière et t’as encore les couilles pour prendre le bateau pour venir jusqu’ici et essayer de te faire une situation.(…) La France a du sang sur les mains, y’a plein de choses extrêmement mauvaises qui ont été faites dans ce pays, mais malgré tout t’es quand même à la pointe »
Less du Neuf dans une interview accordée à l’Abcdrduson en 2006.

« A l’heure où chacun se démène pour assurer sa retraite, à 35 piges, au forceps, j’accouche de 16 titres »
Al dans ‘Paroles d’homme’

Réalisé dans la douleur, High tech & primitif n’en est pas à un oxymore près. En effet, dès qu’on pense avoir trouvé un qualificatif pour présenter le disque, son exact opposé nous paraît soudainement tout aussi représentatif de ces 16 titres dont chaque mot semble avoir été minutieusement pesé. Violent et réfléchi, engagé et désenchanté, High tech & primitif s’apparente à un cri raisonnable.

Imaginons deux minutes que le rap soit une salle de classe. Il y aurait alors ceux, toujours en quête de bons points, qui iraient immédiatement s’asseoir au premier rang, leurs bureaux collés à celui du professeur. Forcément, les derniers rangs seraient également complets, remplis de gros dur fiers de porter le bonnet d’âne en guise de couvre-chef, nonchalants sans avoir tout le temps les mots pour se montrer insolents. Entre les deux, il y aurait Al. Sorte d’élément perturbateur prenant un malin plaisir à contester les dires des professeurs, immunisé contre les remontrances de ces derniers en vertu de ses bonnes notes en dissertation.

« L’instinct animal gère le monde, vivre c’est être néfaste, pourquoi ça serait un cas de conscience pour les gens de ma race, ceux dont on se débarrasse à coup de onze multicolores ? Plonge dans les profondeurs jusqu’aux songes rongés par la colère, sous la foudre hexagonale, le ghetto n’a pas de paratonnerre, défend sa peau dont on donne pas cher, premier au karcher, VIP dans le charter, on grandit par terre, la guigne comme partenaire, ce n’est pas une blague, nombreux vivent selon les préceptes de T Bag, sur l’itinéraire du malheur, on laisse la compassion à Wentworth Miller »

Au micro, Al fait partie de ces rappeurs qui misent avant tout sur les ressources de la plume. En l’occurrence, la sienne semble inépuisable. Qu’il s’agisse des regrets qu’il nourrit vis à vis de l’évolution du rap (« Qu’est ce qui a changé ? On n’a plus de MD mais des Ipod, Akon fait les refrains à la place de Nate Dogg », « le flingue est devenu lourd, le rap n’ose plus tirer par peur de se casser le poignet ») ou du traitement des labellisées « minorités ethniques » (« Principale motivation, offrir à la banlieue un autre degré de représentation »), elle crache du feu pendant plus d’une heure. Mais sans jamais donner l’impression de dépasser les bornes. Comme si chacun de ses meurtres microphoniques avait quelque chose de légitime. Parce qu’Al est incontestablement un tueur. La distance de Norman Bates sans son désaxement psychologique, l’appétit et l’élocution d’Hannibal Lecter moins sa tendance cannibale, Al détruit tous les clichés se trouvant sur son passage, clichés qui « collent tellement à la peau qu’ils sont devenus des tatouages ».

Si Al a profité de toutes ses années dans l’ombre pour prendre le temps de peaufiner son écriture, il a également fait le choix de ralentir volontairement son flow comme pour mettre davantage en évidence son propos. Et le travail de DJ Saxe, producteur quasi-exclusif de l’album, se place aussi dans cette perspective. L’exemple parfait de cette collaboration réussie est sûrement le titre ‘Ça fait mal quand même’. Apparemment minimaliste, le beat prend une autre allure au fur et à mesure que les quelques notes de piano oppressantes répétées à l’infini s’imprègnent dans le crâne de l’auditeur. Et laisse toute la place nécessaire à Al pour dérouler sa pensée. Entre compositions aux allures de bande originale (‘Reste à ta place’), inspiration africaine (‘Mes racines me guident’) et légère inspiration sudiste (‘Les frontières du béton’ par DJ Access), les productions servent de parfait accompagnement au propos du MC.

Parfois, Al se contente presque de parler, de débiter des mots simples et bruts qui, assemblés côte à côte, ressemblent à des coups de poings frappant de plein fouet l’auditeur sans qu’il soit forcément la cible de l’auteur. Ça doit être ce qu’on appelle des punchlines. A ce titre, « l’histoire des aigris » narrée dans ‘Panorama’ a tout de l’apothéose d’un disque dont on a du mal à imaginer une suite. Peut-être est-ce paradoxal pour un premier album mais High tech & primitif ressemble au testament d’un type désespéré. Avec un constat qui oscille entre l’amertume et le profond dégoût du monde qui l’entoure, comment Al pourrait-il continuer à écrire après un disque comme celui-ci ? « Tu veux le tableau ? Leur politique c’est Ben Laden, incognito, sourire aux lèvres, près de Ground Zero, qui te fait la misère, te promet l’azur, puis on se la fait faire à l’envers par les supporters de la Lazio ».

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*