Chronique

Kanye West
Graduation

Roc-A-Fella Records - 2007

Un boeing lancé à pleine vitesse sur une autoroute. C’est par cette métaphore curieuse que Kanye West résumait ses objectifs fraîchement fixés de méga-pop star à l’aube de la sortie de Graduation, son troisième album. Changer de voie pour toucher d’autres publics ? Non : avancer simultanément sur chaque route pour être inévitable, et composer des chansons – labélisées « stadium status » – qui pourront faire vibrer 50 000 personnes à l’unisson. Le producteur-interprète n’en est donc plus à s’émerveiller de sa success-story, qui, en une poignée d’années, l’a emmené du circuit indépendant du rap à Chicago jusqu’aux hautes sphères du billboard. Aujourd’hui, Kanye West veut toucher à l’universel.

Pari ambitieux ? Pari gagné : Graduation témoigne d’une maîtrise impressionnante, et ce dès l’ouverture du disque. Seconde 0′, Kanye West s’éclaircit la voix. Seconde 1′, déboule un pied couplé à une caisse claire. Seconde 6′, une première mélodie, puis deux mots – « good morning » – qui ouvrent la marche du sample. A la douzième seconde, l’album a déjà atteint sa vitesse de croisière, et on devine à cet instant que l’on a affaire à quelqu’un qui sait exactement où il veut aller.

La suite confirme cette impression en restant au diapason de cette implacable fluidité inaugurale. Court, dense, précis : voilà un disque qui a été pensé, avec ses petits détails séduisants (la voix lointaine de ‘Can’t tell me nothing’), ses sursauts d’adrénaline (les violons torrentiels qui ouvrent ‘Flashing Lights’) et ses atterrissages en douceur (la mélancolie souriante de ‘Everything I am’). Plus électronique qu’orchestral, mais toujours régi par un échantillonnage touche-à-tout (Steely Dan, Daft Punk et Labi Siffre sont repris), Graduation s’inscrit ainsi dans la lignée des deux précédents albums de Kanye West tout en explorant de nouvelles directions. Avec un enthousiasme débordant, il met de côté les coups de gueules politiques et l’observation acide de ses pairs pour se diriger vers un idéal populaire où le texte se partage plus qu’il ne s’impose, et où un petit sample vocal – « Did you realize that you were a champion ? » – peut en dire autant qu’un long couplet.

Avec son tempo interne redoutable, Graduation est donc une très belle réussite, mais pas ce fameux boeing lancé à pleine vitesse sur une autoroute. Car derrière ses airs de diva insolente, Kanye West est un perfectionniste imparfait qui ne pourra jamais vraiment devenir à 100% la pop-star extra-terrestre qu’il se tue à incarner. On l’entend dans les petites fragilités de sa voix, en manque d’autorité et de profondeur. On le ressent dans ses saletés rythmiques, bien éloignées du professionnalisme tranchant d’un Dr. Dre. On le comprend dans sa façon de lever le menton pour contempler Jay-Z dans l’hommage aigre-doux ‘Big brother’ : une partie de lui-même n’est jamais vraiment sorti de la chambre dans laquelle il a bricolé ses premiers instrus. Et au fond, il le sait mieux que personne : « everything I’m not made me everything I am« . Pour cette raison, Kanye West sera toujours à la tangente de ses rêves. Et tant qu’il poursuivra cet objectif impossible avec une telle ardeur, ce fils du rap aux yeux plein d’étoiles restera un artiste singulier et magnétique dans le hip-hop d’aujourd’hui.

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