Chronique

Dr. Dooom
First Come, First Served

Copasetik Recordings - 1999

Le jour où Keith Thornton décédera, les théoriciens du rap devront s’emparer de son corps, et l’examiner sous toutes ses coutures. Pour enfin comprendre quelle particularité anatomique a rendu Kool Keith si différent de ses confrères durant toutes ces années. Comment refrains ridicules, paroles abracadabrantes et gimmicks désuets ont pu contribuer au succès d’un MC, alors que leur combinaison auraient instantanément plombé la carrière de n’importe quel autre. Jusqu’à ce jour funeste, l’homme à la dizaine d’alias est destiné à demeurer une énigme, et le commun des mortels ne pourra appréhender sa carrière qu’à travers un prisme déformé par les « normes » acceptées en matière de musique.
« First Come, first Served », donc : troisième album solo du rappeur après la riche aventure Ultramagnetic MCs, second entièrement produit par Kutmasta Kurt. L’intro plante de façon idéale le décor : Dr. Dooom, nouveau personnage inventé par le MC, flingue Dr. Octagon, précédente figure incarnée par Keith, devenu trop encombrant. Et on y perd au change : là où Octagon semblait être un brave type un peu taré, Dooom apparaît comme un dangereux psychopathe, sadique et cannibale.

 

Mais en dehors de quelques passages plus sanglants qu’à l’accoutumée, les textes de Kool Keith ne changent pas énormément : les attaques en règle contre les mauvais MCs, les chansons d’amour étranges, et bien évidemment, le n’importe quoi. ‘Welfare Love’ constitue un sommet de ce dernier genre, même dans la carrière pourtant prolifique en la matière du MC :

 

« We stuck together when one of my parakeets died

You broke down and cried, for the love of animals

I used to always cut the legs off a roach

See if he’ll stay there on a piece of tissue and give him a piece of toast

That morning, he would wake up and be gone

What, the insect had a ambulance ? »

 

Mais que l’on se rassure, Dr. Dooom ou pas, l’activité favorite de Keith reste largement de critiquer constamment ses confrères et de les menacer des pires sévices. Le doute n’est plus permis et le diagnostic tombe : c’est bien de l’aigreur exacerbée, planquée derrière un mur de sarcasmes et de hargne. Peut-être l’impression d’avoir beaucoup donné au rap sans avoir eu sa part du gâteau au final. Qu’importe. Même dans un rôle de loser magnifique, Keith reste fascinant : son arrogance et sa mégalomanie feraient passer 50 Cent pour un moine bouddhiste.

 

« Male with a dildo, your ass is low, call policemen

Three million rappers on labels, sportin skirts release men

I teach men, pull my pants down, piss on each men

Frustrate the rectums on the night flight, I cruise on East and

Look at your contracts, while Vaseline, smears your buttcrack »

 

Niveau productions, Kutmasta Kurt poursuit sur sa lancée de « Sex Style » : les atmosphères restent lugubres et oppressantes, les sonorités plutôt « mid 90’s », néanmoins largement matinées de synthés. La façon dont Kurt a su adapter son registre à celui de Keith reste un modèle de travail de producteur : les ambiances proposées collent parfaitement aux délires du MC, leur donnant même souvent une dimension encore plus consistante. L’apport du beatmaker californien n’apparaîtra finalement jamais aussi flagrant que quand il sera absent, et que Kool Keith signera lui-même ses instrus, et par la même des albums bien moins convaincants (« Lost in Space » sous l’alias de Black Elvis, « Spankmaster »).

 

Côté invités, on ne retrouve que deux rappeurs très proches de Keith, Jacky Jasper et le trop sous-estimé Motion Man. Keith n’a donc pas jugé utile de partager le micro avec d’autres plus que ça. Et là apparaît une nouvelle particularité rendant l’Ultramagnetic MC unique : même si les schémas rythmiques changent peu d’un morceau à l’autre, même si le flow est off-beat la majorité du temps, Keith ne finit jamais par lasser. Malgré, de surcroît, la présence de ces fameux refrains complètement stupides, chantonnés avec une voix ironiquement mièvre (‘Housing Authority’, ‘Welfare Love’, ‘Dr. Doom is the Room’, ‘Leave Me Alone’).

 

Au final, « First Come, First Served » s’impose comme l’un des meilleurs albums de la très prolifique carrière solo de Kool Keith, grâce notamment à une excellente alchimie MC-producteur. Même très homogène, l’album regorge de morceaux marquants (‘Appartment 223’, ‘I run Rap’, ‘Housing Authority’), dans un style peut-être un peu difficile d’accès de prime abord. « First Come, First Served » apparaît en tout cas comme le point d’orgue d’un moment charnière du parcours de Kool Keith, qui le verra sortir quatre albums en un peu plus de deux ans, et participer au génial « Masters of Illusion », du tout aussi génial Kutmasta Kurt.

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