Chronique

Karlito
Contenu sous pression

Espionnage - 2001

Dernier membre de la Mafia K’1 Fry à faire ses preuves, Karlito arrive juste après l’échec du second album solo de son mentor, Manu Key. Toujours discret lors de ses apparitions, le secret le mieux gardé du collectif fait preuve d’une rare détermination en refusant d’exposer son visage, autant par souci d’intimité que par désir de mettre en avant sa musique.

Douze titres en guise d’un court opus très familial, la liste des invités de Contenu sous pression est minimale : OGB, Manu Key, Rim’K, AP, Rohff, China et Rod Taylor (chanteur de reggae, jamaïcain, récemment installé en France). Sortie sur le label Espionnage, production et mixage confiés à DJ Medhi (David Sheer et Curtis le relaient sur trois titres) : l’influence du pilier central du collectif, déjà responsable du magnifique Le combat continue et du populaire Les Princes de la ville, est immense. Le résultat final est donc lié entièrement au degré d’alchimie entre les capacités du producteur et la forte personnalité du rappeur, d’autant plus que, contrairement aux albums du 113 et d’Intouchable, respectivement réalisés par Manu Key et OGB/Karlito, ils sont seuls au commande du projet.

Dès les premières paroles, le flow du rappeur semble à la traîne. Amorphe, maladroit, impersonnel : ce qui pouvait passer inaperçu lors de ses courtes apparitions devient un véritable obstacle sur un album. Mais l’impression se fait moins forte lorsque le beat accélère (« Kiffe kiffe mec », « Blues », « First »), sans pour autant atteindre des sommets de charisme le rapprochant, ne serait-ce qu’un peu, d’un Kery James. L’appui de ses acolytes est souvent salvateur, tant ceux-ci, loin de l’enfoncer, se contentent d’un refrain énergique ou d’un couplet supplétif à chaque fois revigorant. Heureusement, l’atout de Karlito n’est pas là. En effet, son attitude réservée et discrète de la sublime pochette pourrait laisser supposer un concept savamment travaillé, tellement les textes présentent, eux aussi, un caractère opaque et impénétrable. La forme ne diffère pas, au premier abord, de celle à laquelle nous avaient habitué Rim’K, Rohff ou OGB ; des textes bruts, sans métaphores ni assonances, jusqu’aux rimes créées par la simple répétition du même mot, on retrouve dans sa plénitude le cliché « mafia k’1 fryesque ». Mais une écoute attentive et répétée des paroles scandées par le MC révèle un talent d’écriture rarement vu.

Sous les phrases illusoirement anodines se cachent souvent d’innombrables références, Karlito piochant autant dans les archives d’autres rappeurs, fait extrêmement rare dans un monde où il fait bon dénigrer l’ensemble des productions actuelles, que dans des dictons populaires. Booba, Oxmo Puccino, Dany Dan, Kery James, Stomy Bugsy, Delta ou Kool Shen voient ainsi quelques unes de leur expressions marquantes allègrement détournées : « Ma rime paie, n’est pas crime », « J’cours au devant des balles », « Là où l’amour nous raya, l’amour ne repoussera pas »… De la même manière, il déforme des expressions courantes, en gardant la sonorité mais en modifiant le sens, provoquant ainsi une adéquation immédiate et inconsciente à son discours : « Tu récoltes ce que tes potes sèment », « L’ennui porte conseil« . A l’inverse, il reformule certains adages et oblige du coup l’auditeur à réfléchir sur la signification qu’il veut leur donner : « J’ai passé l’âge de prendre les ans pour valeur », « Dans le mal et sa quête, on réalise la prophétie qui veut que l’homme court à sa perte ».

L’humour pince-sans-rire et la dérision bien dirigée qui émergent du rappeur d’Orly ne sont néanmoins pas les seuls attraits de son écriture. Loin d’être cynique et méprisant, il dresse le portrait d’une société dure dans laquelle l’attentisme est le pire fléau. Mais si l’influence de Manu Key est revendiquée, pas l’ombre d’un ton moralisateur ne vient gâcher cette description acerbe. D’ailleurs, les propos, le plus souvent introspectifs, évitent la chronique facile et tendent parfois vers un lyrisme fascinant :  »Homme d’honneur, un rêve de trop déferré »,  »Drame, came, armes tuent l’homme, font office de larme ; autant en emporte le temps, comme le vent prison de l’âme ». Paroles réfléchies sous une allure racailleuse ? Brisant sans cesse les stéréotypes, Karlito prône la prise de conscience individuelle (« L’expérience m’sert à ne pas me servir de calibre sans balles, j’tuerais sans mal, mais j’sais mon frère mon talon d’Achille, donc j’remballe ma haine »), rejette l’attachement à la rue (« J’fais plus d’heures sup dans la téci, ne cherche plus Karlito et son walkman dans les rues d’Orly ») et insiste sur l’importance de la réflexion et de l’information.

Quand ces belles valeurs laisseraient un arrière goût pâteux de rap conscient démagogique chez bien d’autres, Karlito évite cette dérive en n’hésitant pas à brouiller tout début de message pédagogique, à coups de contradictions bien senties. Par exemple, cet authentique adepte de l’autodétermination qui « se la joue artiste parce que la vie c’est compliqué » avoue volontiers qu’il « aurait voulu être un gangster », et clame que lorsque l’on « donne à l’homme l’intelligence, ce dernier te fait un calibre ». Difficile de s’y retrouver ? Conscient que n’est pas Fabe ou Hamé qui veut, il pose plus de questions qu’il n’avance de solutions, signe d’humilité réjouissant. La construction minimaliste et pourtant inédite de certaines phrases atteste de la singularité naturelle de sa plume : « Depuis maintenant toujours, je rime, j’envie les rois », « Inconnu du genre célèbre », « Mamzelle veut zouk love et j’promets, jamais j’rappelle ».

L’ensemble des textes forme un tout très cohérent, à l’image des sons qui les accompagnent. Hormis « Chienne de vie » produit par Curtis, aucun instru ne dépare. Album sombre, on croise parfois le Mehdi du dernier Idéal J, mais la direction empruntée est clairement celle étrennée sur Espion – Le EP. Pas de formatage de qualité tel qu’on pouvait le trouver sur Les Princes de la ville, pas non plus de musiques poignantes : à slalomer entre tous les écueils, la production finit parfois par en pâtir (« Tant de choses », « Personne dans le monde »). Or, même s’il considère le rap comme « l’issue pour les mecs de rue habile sur instru », Karlito n’est pas de ces techniciens de la rime qui compensent sans difficulté la faiblesse du musicale. Ainsi, la réussite n’est totale que lorsque Mehdi se plie aux limites verbales de son partenaire. Les nombreux moment purement instrumentaux indiquent peut-être une envie qu’il lui faudrait assouvir plus pleinement, même sous une forme purement électronique. À la découverte de nouveaux horizons, ses récentes perles ont été surtout destinées à des rappeurs extérieurs à la Mafia K’1 Fry : Fabe, Squat, Rocé… Le bilan pour cet album est donc mitigé, malgré les réussites que sont « D’Orly à Orly », « Blues », « Estelle » ou « First », étonnamment les moins obscures que le reste.

Il s’agit en tous cas incontestablement de l’un des albums de l’année, mais encore plus de l’avènement d’un grand auteur. Désormais loin devant tous les membres actuels de la Mafia K’1 Fry, KEry James n’en faisant plus partie, il ne lui reste plus qu’à affiner son flow, qui demeura sûrement un obstacle infranchissable pour beaucoup, avant de devenir incontournable. De toutes les manières, il est rassurant de savoir qu’il est possible, en 2001, d’exceller avec un tel classicisme.

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