Chronique

Isaiah Rashad
Cilvia Demo

Top Dawg Entertainment - 2014

Le label TDE a atteint un idéal de posture. Le succès à la fois critique et public, l’exigence alliée à l’accessibilité, voilà ce qui semble être lemotto de la quasi-totalité de ses sorties depuis deux ans et son premier deal avec Interscope/Aftermath. Son quatuor original, qui composera par la suite le collectif Black Hippy (Ab-Soul, Jay Rock et évidemment les deux têtes d’affiche que sont Kendrick Lamar et Schoolboy Q), s’installe durablement dans le paysage du hip-hop côté Pacifique. C’est dans ce contexte qu’Isaiah Rashad rejoint Top Dawg Entertainement, officiellement en septembre 2013.

Ce joli portrait de One Two Watch, qui dévoile pudiquement quelques tranches de vie du rappeur sudiste natif de Chattanooga, Tennessee, sera sûrement plus éloquent que des mots pour présenter Isaiah. À retenir notamment, cette phrase : « TDE told me to be myself. They don’t want me to be like Kendrick, they don’t want me to be like Q. They don’t want me to be nobody but myself ». Difficile pourtant d’éviter le parallèle avec Kendrick Lamar quand on découvre, entre les membres de sa famille et les lieux de son enfance, la fameuse Cilvia. On se souvient alors des petits larcins en bande du jeune K-Dot, au volant de la Dodge Caravan de sa mère qui avait fait la couverture de la version deluxe de good kid, m.A.A.d city. Pourquoi ? Car Cilvia est le nom donné à la Civic XL modèle 95 – et cabossé – de Rashad. La voiture dans laquelle il a fait tout un tas de choses, y compris mettre sa copine enceinte, et qui sert de titre à son premier projet. Pour certains, c’est « Lamborghini dreams, Nissan nightmares ». Ici, c’est plutôt « Honda souvenirs ».

« And if I give my story to the world, I wonder if they’d book me for a show »

Première signature non californienne du label, Isaiah Rashad ramène une couleur musicale différente de celle de ses collègues de l’ouest, plus rurale et plus apaisante. Cela ne l’empêche pas de répondre aux mêmes codes, flirtant d’un côté avec une composition riche et recherchée, de l’autre avec une indéniable facilité d’écoute. Et, aussi, une tenue à toute épreuve. L’homogénéité de l’ensemble est ici d’autant plus impressionnante que les crédits voient défiler une longue liste de noms – à l’exception de Sounwave – parfaitement inconnus au bataillon. Ensemble, The Antydote, Farhot ou encore Chris Calor parviennent pourtant à faire de Cilvia Demo un disque bien construit, à l’ambiance travaillée. Avec ses nappes enveloppantes, sa texture ensoleillée, parfois presque verdoyante (« Tranquility »), et ses effets sonores bucoliques (« Ronnie Drake ») qui s’incrustent dans la musique. Ajoutons des refrains au rythme entraînant, le flow ultra-maîtrisé du rappeur, la belle suavité des voix de Jean Deaux et SZA, et l’on ne peut qu’être admiratif de la qualité globale de la réalisation. En ce sens, OutKast se révèle être une influence majeure. Ce n’est pas un hasard si Rashad affirme être tombé dans le rap en écoutant leur génial ATLiens. Et puis il y a évidemment « West Savannah », homonyme d’un morceau du génial (encore) Aquemini des mêmes OutKast. Isaiah Rashad y évoque son histoire d’amour avec son amie citée plus haut, transformant au passage la tragédie shakespearienne en un sublime conte de fée qui est le sien. Et il fait cela avec une épaisseur qui n’est pas sans rappeler un autre grand du Sud.

Depuis la description de certains traumas de l’enfance en passant par les pensées suicidaires et l’apaisement à base de substances diverses et variées, l’ombre de Scarface plane en effet sur Cilvia Demo. Il n’est donc pas étonnant que les nom et prénom du leader des Geto Boys (Brad Jordan à l’état civil) servent de titre à l’avant-dernier morceau du projet : comme lui, Isaiah Rashad se remet constamment en question, ce qui le rend tout à la fois attachant et charismatique. Pour cette raison – et même s’il y a pires références – Isaiah Rashad ne se contente pas d’empiler les hommages, si nombreux soient-ils. Il est avant tout un rappeur plein et entier, qui se livre sans restriction et ne se nourrit de ses pairs que pour mieux produire sa propre substance. L’influence néfaste de son paternel, d’abord mauvais conseiller puis simplement absent, ses propres angoisses de futur père… Autant de tares qui parsèment un disque se voulant éminemment personnel. À ce titre, « Heavenly Father » est un sommet d’introspection et la pierre angulaire de Cilvia Demo, où l’estime de soi est sérieusement mise à mal et où la scarification est la seule réponse aux crampes répétées de madame Joie.

Avec autant de matière et autant de formes, la nouvelle recrue de TDE ne pouvait livrer qu’un projet à la hauteur de son talent. À aucun moment il n’a à rougir de la réputation de son entourage, qui vient partiellement lui prêter main-forte sur la dernière piste, pour un remix de l’excellent « Shot You Down ». Si bien que malgré ce qui a été dit au début de cette chronique, on ne peut s’empêcher d’établir un dernier parallèle : en l’état, Cilvia Demo est au moins aussi bon que l’étaient Section.80 et Habits & Contradictions. Et encore, c’est vraiment histoire de ne pas trop en faire. Quand on sait les deux monstres qu’ils ont engendrés l’un et l’autre, le futur de Rashad paraît bien radieux.

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