Chronique

Ali
Chaos et Harmonie

45 Scientific - 2005

« Il existe trois sortes de vérités : il y a Ma vérité, il y a Ta vérité, et il y a la Vérité » : à la fin du siècle dernier, mieux que toute autre, la trajectoire du duo Lunatic illustra au plus près les mots de Tierno Bokar. L’un des membres du duo s’appelait Booba, l’autre Ali. Booba semblait détenir une vérité, Ali une autre, et Lunatic une troisième – leur seule. Une main sur la tronçonneuse, l’autre sur le chapelet, Booba scalpait, Ali sculptait… Booba tirait à vue, en premier lieu sur lui-même ? Ali étirait la sienne (de vue), plusieurs mètres au-dessus du sol, paupières plissées et au-delà en dedans. Complémentaires à défaut d’être compatibles, leurs tempéraments respectifs se rejoignaient. Unis à la vie, à la morgue, comme les deux yeux d’un même visage.

Le duo splitta pourtant, aussi brutalement qu’il avait vécu. Outre quelques apparitions isolées, des ruines de cette rupture ne subsiste plus aujourd’hui que Mauvais oeil, unique album, album unique, estampillé monument d’un rap français qu’il s’évertuait pourtant à dessouder.

Soudés, dessouder, se dissoudre… Les jumeaux sont devenus gémeaux, délaissant les trajectoires jumelles pour ne plus tolérer de l’autre que le dos. Entre 2000 et 2005, Booba fit beaucoup parler de lui, Ali moins. Booba jura sa vie courte, et rugit en conséquence. Ali se montra plus patient, préférant tourner sa plume sept fois dans sa trousse plutôt que de poser trop tôt.

A la première écoute de Chaos & Harmonie, il semble que Mauvais oeil ne date que de la veille. Producteurs de sept titres chacun, Fred Dudouet et Géraldo assurent en effet la continuité avec l’œuvre matrice, laissant le doigt de lourdes secondes sur chaque touche de synthé avant de presser la suivante. Volontiers menaçantes, installant l’attente autant que la tension, ces nappes passent outre les modes de l’époque, pour recréer presque à l’identique une atmosphère familière aux oreilles orphelines d’un ton jadis culte, aujourd’hui presque suranné.

Homogénéité, continuité… Le propos d’Ali se met lui aussi au diapason. Un pied (nu) dans la mosquée, l’autre – en configuration mawashi-geri – entre la boîte aux lettres et la cage d’escalier, l’auteur met en mots ses doutes et ses certitudes, aujourd’hui plus qu’hier, comme demain sans doute, et surtout tels que les annonce le titre de l’album.

Résolument littéraire dans ses influences – du Coran aux poèmes de Khalil Gibran, en passant par la Bible et cette pochette empruntée aux calligraphies nippones -, la prose d’Ali goûte en revanche peu à l’exercice du name-dropping, si cher à l’époque. Tout au plus ose-t-il un clin d’œil ici ou là, notamment aux enseignements soufi : sur le titre ‘Chaos & Harmonie’, il décompose le nom Allah en « bras, jambe, jambe, bras, tête« , comme RZA le fait régulièrement en anglais (« Arm-leg-leg-arm-head« ), attendu qu’en arabe le nom « Allâh » se compose des quatre lettres « alif, lam, lam, hâ« , support de bien des développements ésotériques… Haïku autant que high-kick, la rhétorique d’Ali se veut abstraite au possible, ce qui lui confère par instants une tonalité presque élégiaque. Ainsi sur ‘A.M.O.U.R.’ et son instru tout droit issu des mille et une nuits : « L’Amour n’a pas de saison, aime le mélange, toutes ses couleurs apparaissent quand la chaleur et la pluie sont en combinaison. L’Amour est trop grand pour être cerné par la raison, le paradis retrouve ses origines quand on y part à deux« .

Tour à tour musulman de France ou français de l’Islam (‘Oraison funèbre’), homme de foi plus que de lois (‘Génération Scarface’), Ali se prononce pour « la paix et la liberté à perpétuité » (‘Le chant des sirènes’) et fait comprendre à celui qui l’écoute, non sans malice, que dans la France bien-pensante de 2005, un homme intègre est d’abord un homme intégré qui a perdu son accent : « Ni intégré, ni intégriste, je reste juste intègre » (‘Tolérance zéro’), avant d’enfoncer le clou quelques vers plus loin (« Méprisé alors que je n’étais même pas né, ma présence a les colonies pour cause, pour effet la pression dans le son, sans agression dans le ton car la paix est préservée dans le fond« ).

Le fond ? Le regard qu’Ali porte sur la vie ne s’en éloigne que rarement. Exit les jugements à l’emporte-pièce, la réflexion précède une fois pour toute la diction, et nombre de phrases justifieraient à elles seules l’ouverture d’un café littéraire : « Tu veux me situer ? Au Maghreb, j’ai ma place parmi les mulâtres, couleur d’ocre, couleur d’ébène, Gnawa, ma musique à mes racines se consacre, observe les frontières africaines tracées à la règle, la même pour le Moyen-Orient et les terres amérindiennes » (‘Observe’). Rien ici n’est anodin, pas même les traits d’humour : « Fais flipper dans le trôme, imagine dans un Boeing » (‘Préviens les autres’) ; « A ceux qui se prennent pour des divinités, dis-leur de faire coucher le soleil à l’Est » (‘A.M.O.U.R.’).

A propos d’humour… « Chaîne en or, bague en or, dents en or… Toi t’es plus un corps mais une bijouterie » : en terme d’ironie, le titre ‘Golden boy’ se pose là. Bien qu’Ali ne le nomme jamais, Booba semble bel est bien au centre de ce pamphlet anti-bling-bling. « Golden boy veut briller quitte à briser ses potes« , « n’a pas le temps pour l’encens et les cierges, préfère allumer des cigares roulés sur des cuisses de femmes cubaines« … Ali a beau parsemer son propos de ces phases aériennes dont il a le secret (« Golden boy a oublié que l’air et l’eau plus que l’air sont précieux, la Terre n’est qu’une étape, l’au-delà pour cap« ), sa plume ici transpire l’acide. Ode à l’amitié de l’année 2000, ‘La lettre’ semble désormais loin (« Frérot, mes mots ne suffiront pas à scier tes barreaux… »).

D’une toute autre ampleur, ‘La Vérité reste la Vérité’ justifie à lui seul l’achat de l’album, et illustre au plus près son titre. Carnet de voyage haletant d’un séjour en ces territoires que les uns qualifient d’occupés, et les autres de colonies, ‘La Vérité…’ est une succession d’observations « live » et d’interrogations métaphysiques. Truffé de références historiques et religieuses, ce texte s’inscrit comme le témoin d’une époque agitée qui, du 11 septembre à l’affaire Dieudonné, remet en cause l’unicité de ce qui semblait être la Vérité, lui découvrant des subdivisions tant temporelles que spirituelles. « Il existe trois sortes de vérités« , disait Tierno Bokar…

Quatre invités seulement sont crédités sur cet album : Wallen, Hifi, Keydj (le fameux Jockey du ‘Silence n’est pas un oubli’) et surtout Macson Escobar, dont la caustique et nonchalante brutalité, 1/3 Ox’, 1/3 Boob’s, 1/3 Gab’1, va jusqu’à brûler la politesse à son hôte sur ‘L’impasse’. Si un referendum était organisé pour savoir avec qui Ali devrait un jour refaire un album en duo, et compte tenu des espoirs suscités par le même Macson Escobar sur la compilation Sang d’encre – Haut débit, il semble qu’un consensus autour du oui pourrait se réunir sur son seul nom.

Au final, Chaos & Harmonie se révèle fidèle à ce que l’auditeur attendait de cet auteur-là. Apologie de la génuflexion, façon Kery James 2001 ? Pas seulement. Lugubre par instants, lumineux sur d’autres, souvent au-dessus, rarement en deçà. Mêlant Orient et Occident – ni tout à fait Yin, ni tout à fait Yang -, Ali et son album témoignent d’un temps, le nôtre, terriblement narcissique et imbu de sa propre importance, lors même qu’il ne sera au final qu’anecdotique. Une époque bavarde qui gagnerait sans doute à écouter, où tout passe par les yeux mais où les yeux voient finalement peu. Car, comme le disait un peuple qui, depuis 1492, conteste l’expression « Nouveau Monde » : « Le jour où l’homme blanc aura rasé la dernière colline, asséché la dernière rivière, tué le dernier animal et coupé le dernier arbre, alors il s’apercevra que l’argent ne se mange pas. »

 

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