Chronique

Chance the Rapper
Coloring Book

2016

Qu’il en a fait du chemin, Chancelor le buissonnier, depuis sa première mixtape 10 Day, écrite spleen dans la tête et cigarette qui fait rire à la main, sur les bancs de la Jones College Prep High School des exclus. Dix jours de suspension pour transformer un lycéen chicagoan de dix-huit piges en l’un des espoirs rap les plus en vue de sa génération. Après la plus-que-confirmation Acid Rap en 2013, après l’album Surf avec son collectif The Social Experiment, voilà que Chance the Rapper se retrouve en ouverture de The Life of Pablo. Lui qui, quelques années plus tôt, découvrait le rap avec – l’évidence même – The College Dropout, premier album studio de son idole et aujourd’hui collègue Kanye West. Même The Game n’avait peut-être pas été bousillé à ce point par Straight Outta Compton.

Quelque part, le couplet de Chance sur « Ultralight Beam » était annonciateur de ce Coloring Book. Et quelque part, Coloring Book est peut-être cet album gospel que Kanye n’a finalement pas sorti. Avec ses nombreuses références chrétiennes, ses productions aussi riches en voix qu’en instruments, ses chœurs omniprésents en arrière-plan et ses rappeurs qui n’hésitent pas à pousser la chansonnette, un feeling très négro-spirituel se dégage de la quasi-totalité des quatorze pistes. Dès l’introductif « All We Got », le timbre doucereux de Chance se fait rattraper par des voix féminines, avant de s’élever pour survivre aux cuivres puissants ; vient ensuite le refrain robotique de Kanye, qui se fait donc renvoyer l’ascenseur pour l’occasion, jusqu’aux derniers mots (« We know, we know we got it ») martelés à l’unisson, comme autant de courage face aux sucrières. Dans « Blessings (Reprise)», ultime et superbe morceau, Chance déclame son texte tout en spoken word, sobrement soutenu par des claquements de mains et des chœurs qui s’enchâssent, posément, les uns dans les autres.

Doux, suave et – comme son nom l’indique – bigarré, Coloring Book est un album qui s’écoute comme un enfant mangerait pour la première fois un paquet de bonbons multicolores. Plusieurs thèmes récurrents et/ou déjà vus sont abordés par Chance : son passé dans les rues violentes de Chicago, son indépendance dans l’industrie musicale, les affres de sa nouvelle célébrité ou encore l’éloignement inéluctable de certain(e)s ami(e)s lors du passage à l’âge adulte. Chaque fois, il parvient à évoquer le sujet d’un point de vue nouveau et rafraîchissant, soit à l’aide d’un invité choisi avec tact (Future, jeune papa sur « Smoke Break » ou Young Thug, ambassadeur du marketing digital sur « Mixtape »), soit via une forme résolument imagée (« Same Drugs » pour raconter comme il est facile pour deux proches de grandir et s’épanouir dans des directions opposées). Comme un fil rouge, sa foi en Dieu est omniprésente jusqu’à devenir la raison d’être de plusieurs titres (les deux « Blessings », « How Great »). Au point que Chancelor semble remercier le Tout-Puissant à chacune de ses interventions, dans chacun de ses mots, les plus simples comme les plus hermétiques.

« Chance the Rapper semble remercier le Tout-Puissant à chacune de ses interventions, dans chacun de ses mots. »

Moins âcre, moins percutant et plus ouaté que Acid Rap (on reprendrait bien un peu de « Juice » par moment), Coloring Book partage avec lui une identité visuelle forte, et une approche formelle exigeante. Le lecteur attentif l’aura remarqué : si l’on peine depuis le début à parler de mixtape, c’est tout simplement parce que la définition du mot est relativement éloignée de la réalité de ce projet. Par delà son format gratuit et digital, la troisième sortie de Chance the Rapper dispose surtout d’une tenue à faire pâlir bon nombre d’albums sortis cette année et les précédentes. Du choix des invités à la production en passant par le propos, la cohérence du tout impressionne. Elle est à peine ébranlée par le festif et cadencé « All Night », unique évadé un tantinet clubesque dans un édifice soulful et gospel à souhait. A notre époque transitoire où la musique ne se consomme plus comme un ensemble mais comme autant de disques sécables, Coloring Book serait le chaînon manquant, ou plutôt le compromis idéal, entre la liberté du format mixtape et les contraintes du format album.

Pourtant – et malgré son intérêt certain – cette problématique formelle a quelque chose de tout à fait négligeable. Car pour quelle raison mettre une étiquette sur un produit qui, au propre comme au figuré d’ailleurs, n’a pas de prix ? La réponse serait : il n’y en a pas non plus. Parce que Chancelor Benett « parle à Dieu en public », Coloring Book est profondément intimiste autant que pleinement fédérateur. Et si « le meilleur poulain de Kanye » n’a toujours pas signé chez G.O.O.D Music malgré une offre que l’on imagine alléchante, c’est peut-être parce qu’il ne « fait pas de la musique gratuitement, il en fait pour la liberté ». Ou qu’il ne croit pas en un roi, mais qu’il croit en un royaume. Dès lors, peu importe le flacon : peu de disques ont cette capacité à donner la même ivresse à tous leurs auditeurs, dans toutes leurs différences. « You are very special. You’re special too. Everyone is special » chante D.R.A.M dans « D.R.A.M Sings Special ». Un livre où chaque touche apposée semble dépasser du cadre, pour mieux laisser chacun récréer harmonieusement ses propres traits. Un sacré album de coloriage.

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1 commentaire

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  • windows,

    Dit donc je viens de découvrir ce blog en cherchant un sample d’un titre d’Apathy, et je me retrouve avec ça.

    Belle plume en tout cas, j’ai mis du temps à aimer cet album mais là maintenant je vais encore plus l’apprécier.

    Bonne chronique.