Chronique

Masta Ace & Marco Polo
A Breukelen Story

Fat Beats - 2018

En 1988, alors même qu’il n’était pas censé initialement figurer sur le morceau, Masta Ace ouvrait « The Symphony », l’un des plus célèbres posse cut de l’histoire du hip-hop, voire l’étalon de mesure du genre. Plus de trente ans après, la cinquantaine bien sonnée, l’ancien du Juice Crew continue de brandir la torche du rap new-yorkais. Il le fait ici avec un voisin d’adoption, le beatmaker canadien Marco Polo, qu’il connaît depuis un bail. Il fut en effet l’un des premiers à le solliciter après l’arrivée de ce dernier dans la Grosse Pomme, alors qu’il bossait comme ingénieur du son et cherchait à placer ses sons. Cette rencontre donna « Do It Man », sur A Long Hot Summer (« show him some love », comme disait JB), faux dernier album, il y a quinze ans.

Masta Ace est, on le sait, un adepte des albums construits autour d’une trame narrative. Il en va de même ici et c’est bien son idée, même si elle ne le concerne pas. C’est en effet la migration de Marco Polo qui sert de fil rouge au disque. A Breukelen Story met en scène la volonté sans faille du natif de Toronto d’emménager à New York en général et à Brooklyn en particulier, dans ce quartier dont le nom dérive de celui de Breukelen aux Pays-Bas, via la colonisation néerlandaise – d’où le titre de l’album, explicité par une troisième piste qui sert de single, avec un refrain des locaux de Smif-N-Wessun. Les interludes réguliers (et courts) relatent une obstination finalement récompensée (félicitations maternelles en prime, comme c’est mignon) malgré les obstacles de tous ordres : réticences paternelles, opposition conjugale, inconfort résidentiel, etc.

Pour ce qui est de l’exploration, Marco Polo ne s’aventure jamais loin. Il chérit le boom-bap de la côte est et il s’y tient, sans audace mais avec un savoir-faire qui, dès le morceau d’ouverture, « Kings », avec des boucles de piano et de flûte, colle parfaitement au flow maîtrisé et réfléchi de son compère, lequel n’a décidément pas tout à fait la place qu’il mérite dans le panthéon du genre. Le maître d’œuvre de Port Authority sait trouver la boucle qui fait mouche, comme celle piquée à Henry Mancini et John Laws sur « Man Law », qui accompagne le ton aussi désabusé que déterminé de Masta Ace, épaulé ici par Styles P. Sur l’excellent « Count’Em Up », il a la bonne idée de trouver un refrain à contrepied, piqué à une comptine, sur un morceau qui, portant sur la discrimination judiciaire et carcérale, n’a pourtant rien d’insouciant, même si Masta Ace y met une bonne dose d’ironie. Le morceau bénéficie aussi bien de la présence de Lil Fame sur le second couplet que d’un scratch du jeune Masta Ace lui-même, via une phase sur le sujet reprise à « The Mad Wunz » (sur son premier album, Slaughtahouse). C’est que le membre d’eMC (ici réunis sur « Three ») ne s’arrête pas aux frontières du borough même si, comme le suggère la très belle pochette, Brooklyn est exemplaire de la gentrification. Il élargit la perspective, comme sur « American Me », idéalement placé après « Count’Em Up ».

Dommage qu’on n’échappe pas à deux-trois refrains chantonnés gnangnan (« You & I », « Sunken Place »), ainsi qu’à un « Still Love Her » un peu convenu, avec son personnage féminin incarnant le hip hop à la manière du « I Used to Love H.E.R. » de Common il y a un quart de siècle. Tout ceci est convenu, jusqu’à la critique des flambeurs (« Wanne Be»), et même si on ne boude pas son plaisir, un peu de (bonne) surprise n’aurait pas fait de mal. Mais même si la routine s’installe, il faut patienter jusqu’à la fin. Car on ne peut pas prétendre juger A Breukelen Story sans avoir écouté le morceau final, « The Fight Song », dans lequel, sur fond de sample choral glaçant, un Pharoahe Monch impérial incarne la sclérose en plaques contre laquelle Duval Clear lutte depuis vingt ans.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*