Chronique

Freddie Gibbs
Baby Face Killa

ESGN / CTE - 2012

Héros d’un Midwest champignonnière d’où émerge fréquemment de nouvelles scènes locales, héraut d’un rap de bandit inaltéré et sauvé par les niches qui ont émergé sur la toile, Freddie Gibbs est un rappeur à part car inclassable. Un temps signé chez Decon Records, maison de Roc Marciano, 88-Keys et Gangrene, il a ensuite migré sur le CTE de Young Jeezy. Il collabore avec Juicy J et 2 Chainz, les CunninLynguists et Sean Price, et a récemment tourné en Europe avec Madlib et Guilty Simpson. Une approche ultra-éclectique du rap, qui pourrait marquer un manque d’identité ou un opportunisme malvenu. Pourtant, l’hétérogénéité de la musique de Gibbs est surmontée par un élément essentiel : son intransigeance détachée. Un détachement qui ne tient pas de l’attitude « je-m’en-foutiste » surjouée ou paresseuse de nombreux de ses confrères. Il se fout simplement des étiquettes. Si l’animal de l’Indiana produit des histoires de rue jonchées de drogues, armes, filles et argent, sans morale ni glorification, il n’a pas la fantaisie de ses homologues des années 2010. L’esthétique de Fredrick Tipton est une adaptation moderne du rap de criminel des années 1990, à la fois intense, irrévérencieuse et réfléchie.

C’est cette même constante qui traverse Baby Face Killa, sorti à la fois en version mixtape et album (où le pourtant très bon « The Diet » avec Pharrell disparaît). Annoncé ces dernières années comme le premier véritable album officiel de Gibbs, il fait finalement suite à Cold Day In Hell, son premier long format. Entre les deux albums, sortis sur CTE, pas de grands bouleversements. Sur un ton héroïque, insoumis et placide, Gibbs balance toujours ses histoires mêlant virilité urbaine, bras d’honneur à la loi et survie en temps de crise. Menton, canon du flingue et membre masculin sont levés, quoi qu’il arrive, mais il n’oublie jamais de montrer aussi les faces B de l’illicite : « Sacrifice my education for watching chains and bracelets, and I seen more funerals than graduations » (« My Nigga ») ; « If we make it to a birdie then we cop a Benz, sounds good until a nigga end up in the prison » (« Krazy »). Plus que tout chez Gibbs, ses principaux atouts sont sa voix gutturale et impassible, et surtout son débit maîtrisé, toujours juste et aussi entraînant que les instrumentaux sur lesquels il pose. Il suffit d’écouter « BFK », l’entrée de l’album, pour saisir à quel point l’aisance technique de Gibbs n’est pas de l’esbroufe, mais un outil qui épouse le rythme de ses morceaux, leur donnant du relief. La cadence de Gibbs sur un beat équivaut la polyvalence de LeBron James sur un parquet.

Si l’homme est inébranlable dans la conception de son rap, ses sorties ne se ressemblent pourtant pas. Là où Cold Day In Hell était une brillante démonstration de Gibbs, variée et hétérogène, Baby Face Killa sonne au contraire plus régulier dans ses ambiances. Elles sont souvent ardentes, mêlant synthés orageux ou samples drus – les boucles vocales tiennent sur cet opus une belle part (« The Hard », »Krazy », « Stay Down », « Bout It Bout It »). Ce plus grand équilibre permet à Freddie de continuer ses aller-retours musicaux entre différentes sensibilités régionales et temporelles sans toucher à la cohérence de l’album. On passe du New-York des nineties (« My Nigga », « Tell a Friend ») au Atlanta des premières années trap (« Still Livin' ») en passant par le groove ensoleillé de la Californie (« On Me ») et autres atmosphères nuageuses du rap 3.0 (« Kush Cloud »). Freddie Gibbs ne fait pas de rap post-régional : sa musique est transrégionale.

Un rap global qui se retrouve dans les crédits de ce Baby Face Killa. D’abord dans l’équipe en charge de la musique – totalement bouleversée par rapport à celle du précédent opus – : les Cookin’ Soul et Statik Selektah croisent DJ Dahi et The Futuristiks. Ensuite, Gibbs a indéniablement un sens de l’invitation à contre-emploi. Sur la relecture d’un de ses morceaux phares, il convie un Z-Ro sonnant presque enjoué. Young Jeezy rappe sur des productions étonnamment calmes, et Dom Kennedy sur un air rappelant « Dead Presidents ». Il fait rencontrer Krayzie Bone et SpaceGhostPurp, puis Jadakiss et Jay Rock, pour des titres en trio parmi les plus remarquables de l’album. Preuve ultime de sa bonne intelligence : sur la version mixtape de ce Baby Face Killa, sponsorisée Gangsta Grillz, il semble avoir demandé à DJ Drama de ne pas abuser sur les jingles et les hurlements. Un comble.

Intègre et franc du collier (il est l’un des rares à nommer en interviews les concurrents qu’il conspue), Freddie Gibbs apporte un peu d’équilibre dans la Force du rap à une époque où l’authenticité est devenue un artefact moins nécessaire, quasiment désuet. Surtout, Gibbs dégage l’impression d’être un artiste fondamentalement assoiffé de liberté. A peine deux mois après la sortie de Baby Face Killa, il a d’ailleurs annoncé quitter en bons termes le CTE de Young Jeezy. Le revoilà, en 2013, à nouveau free agent, le visage aussi inflexible que sur le visuel de son album, mais dont la future musique sera, à n’en pas douter, encore et toujours mouvementée et volcanique. Qu’importe le label ou l’étiquette.

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