Chronique

Abd Al Malik
Gibraltar

Atmosphériques/ Universal - 2006

« Nous assistâmes, ce 11 septembre 2001, en direct, comme le reste du monde, à des scènes que nous aurions aimé ne jamais voir. Des milliers d’innocents s’éteignaient là-bas, loin d’ici mais sous nos yeux, ensevelis par des milliers de tonnes d’acier et de béton’ Et puis, à mesure que nous parvenaient les images, se faisaient entendre des mots et des propos aussi ravageurs que l’attentat lui-même. Les officiels américains statuaient sur l’acte et sur ses conséquences sociales, économiques, financières et autres en se gardant de formuler la seule question qu’il eût fallu poser immédiatement : « Pourquoi les États-Unis ?« 

Soucieuse d’occulter cette interrogation suicidaire, l’administration américaine se posa en victime, cria à la vengeance et déclara aussitôt la guerre qu’elle n’avait pas tardé à nommer, à condamner et à pourchasser à travers la planète au nom de la liberté et de la civilisation. En faisant référence à la religion et à l’appartenance raciale des attaquants sans analyser les faits qui avaient pu exposer les États-Unis à ces attentats-suicides, la Maison-Blanche ajoutait à la tourmente du monde’ Les tours jumelles de Manhattan venaient de s’effondrer une seconde fois en mettant à nu la pensée profonde de nombreux dirigeants du Nord et en emportant cette fois-ci avec elles le peu d’illusions qui restait quant à la capacité des nations nanties à l’autocritique et à la prévention des conflits sur des bases durables. »

L’autocritique, vaste sujet. La citation ci-dessus provient d’un livre rédigé en 2002 par une Malienne. Ce qu’elle révèle d’obtus dans la conduite des affaires de ce monde vaut également à l’échelle de chacun, et l’histoire de nos retrouvailles avec Abd Al Malik, né Régis Fayette-Mikano, en est une illustration.

Longtemps, le discours d’Abd Al Malik a inspiré chez nous plus que de la réticence. ‘Redemption song’ ou le fabuleux destin de l’ex-bad boy devenu apôtre du bon chemin ? Nous – commentateurs-consommateurs faute peut-être d’avoir le talent pour être acteurs – avions déjà donné, merci bien. Qui plus est, les louanges unanimes que son travail suscitait désormais nous le rendaient, pour être honnête, quasiment suspect : était-il l’Élu ? Le « quota », comme disent les mauvaises langues, au sein d’un microcosme où « les seules personnes de couleur en CDI sont les femmes de ménage » (dixit un jour un auditeur de France Inter) ? Cette pluie d’articles dithyrambiques, ces giboulées de plateaux télés énamourés en l’honneur d’un homme qui mettait tant d’ardeur ‘ croyions-nous alors ‘ à flageller ses errances passées pour devenir un exemple, un pur, un vrai ? Oui, nous trouvions que cela faisait presque trop, sans compter la dimension ‘ a priori ‘ ‘cuménique, pour ne pas dire prosélyte du propos’ « Juifs, catholiques, musulmans, Noirs ou Blancs, fermez vos gueules vous faites bien trop de bruit » : extraite de ‘La fin de leur monde’ (2006), cette phrase de Shurik’N résume bien les sentiments que suscitaient alors en nous l’immaculée exaltation d’Abd Al Malik. « La religion n’est pas un sprint mais une course de fond, alors pense à ceux qui pratiquent depuis 20 ou 40 ans et qui n’en font pas tout un boucan » : vieux de 2003, le couplet d’MC Jean Gab’1 n’était pas loin non plus.

L’autocritique, vaste sujet. D’Abd Al Malik, nous en étions restés à son ancien groupe, N.A.P. En 1998, « La fin du monde », deuxième des trois albums du collectif du Neuhof (67), avait fait son petit effet. Quatre ans plus tard, entre deux manifs de désaccord avec le vote de 4 791 750 compatriotes ‘ manifs que les fats spécialistes des commentaires du jour d’après qualifieront par la suite de « parfaitement-inutiles-et-je-l’ai-toujours-dit » -, une escale au cinéma nous rappela au bon souvenir des New African Poets. Le film s’appelait « Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? » de Rabah Ameur-Zaïmeche, et le morceau ‘Au revoir à jamais’.

En 2004, Abd Al Malik sortait un premier album solo (Le face à face des coeurs) et un livre (Qu’Allah bénisse la France !) que n’a sans doute pas ghostwrité l’humaniste Robert Redeker. Reconnaissons-le : ce discours dans le sens du poil dominant ne nous touchait pas. Pire : il tenait à nos yeux de la méthode Coué. « Babel » avant l’heure, ces années-là n’en finissaient pas de mettre à nu la mesquinerie du moment, semant les graines d’une paranoïa et d’une incompréhension mutuelles chaque jour plus sidérantes que la veille. Pendant ce temps, Abd Al Malik, lui, parlait c’ur, ‘Fleurs de lune’, ‘Traces de lumière’ et autres ‘Parfum de vie’… Le verrions-nous bientôt défiler l’épaule nue, en robe orange, ombrelle et tambourin, entouré d’adorateurs de Krishna ? Les paris étaient grand ouverts chez nous autres mécréants.

Et puis il y eut ce chaud jeudi après-midi de septembre, à Paris. Fontaine Saint-Michel, assis au bord de l’eau, une demi-heure en compagnie d’Ali. Quelques mois après l’interview-fleuve qu’il avait accordé au site, celui-ci nous demandait si nous nous étions également penchés sur le travail d’Abd Al Malik. Wallen, la compagne de ce dernier, avait en effet posé sur l’album d’Ali, et il était dès lors intéressant de voir quelle continuité il pouvait y avoir entre les deux projets.

Écouté dans cet état d’esprit, Gibraltar surprend. Certes, la confondante quête de la « positive attitude » ou du « mot le plus propre » agacera sans doute les tenants du « J’membalek ». Reste que l’absolue sincérité qui se dégage de la démarche entraîne, elle, à tout le moins le respect. Qu’il donne des envies de meurtre ou de génuflexion, force est de constater qu’Abd Al Malik a une vision, un but, et qu’il inscrit cet album dans cette direction’ Il y a quelque chose de Saul Williams dans cette ambition pour son prochain ‘ la durée calibrée et l’accessibilité des morceaux en plus. Auteurs avec Bilal de la plupart des instrus de l’album, Régis Ceccarelli et Gérard Jouannest se mettent au service de cet axe du bien à la subjectivité assumée, et les clins d »il ouvrent des filiations réelles, pour ne pas dire des passerelles entre patrimoine d’hier (entre autres : ‘Céline’ d’Hugues Aufray, dans ‘Soldats de plomb’) ou d’aujourd’hui (‘Que n’ai-je ?’ de Keren Ann sur ‘M’effacer’) et auteur épris de demain.

Les thèmes ? Résolument autobiographiques, comme toujours, sur fond de spoken word. Les détailler ici ? L’exercice serait vain ; autant en dérouler une fois pour toutes le fil conducteur. Titulaire d’une Licence en Philosophie, Abd Al Malik a fait sien le credo de Ludwig Wittgenstein, tel que rappelé par Jacques Bouveresse dans une étude consacrée au philosophe austrio-britannique : « Pour lui, la philosophie ne consiste pas à formuler des opinions ou des thèses philosophiques déterminées. Elle n’est pas une activité théorique, mais un travail que l’on entreprend sur soi-même et, plus précisément, CONTRE soi-même. De cela, Wittgenstein a donné lui-même un exemple frappant, puisque son deuxième ouvrage majeur, les « Recherches philosophiques« , publié en 1953, est, pour une part essentielle une critique du premier, le « Tractatus logico-philosophicus » (1921). »

Il a été dit et écrit beaucoup de choses sur Abd Al Malik, ces dernières années, y compris qu’il aurait fait un bon patient pour Boris Cyrulnik. « Qu’on soit croyants ou spirituellement sans domicile fixe« , le mieux est peut-être tout simplement de l’écouter enfin, vraiment. Pour juger ? Allons, il y a déjà suffisamment de Sentenzas autoproclamés en liberté. Comprendre la démarche serait un premier pas. Comprendre pourquoi Booba et son « obscure clarté qui descend des étoiles » fascine et Abd Al Malik nous divise tant. Y arriverons-nous ? Les lendemains s’annoncent en tout cas intéressants… Que nous le voulions ou non, de part et d’autre de Gibraltar, via Manhattan et nos chantiers intimes qu’il faudra bien un jour finir par entamer, l’autocritique est décidément un vaste sujet.

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