Chronique

Soklak
1977

LZO Records - 2006

En nos contrées, à la question « Qu’est-ce que tu écoutes ?« , deux types de réponses reviennent souvent : « Tout sauf du rap« , d’une part, et « Tout sauf du rap français« , d’autre part. Le tout accompagné d’un relevé significatif du menton, genre : « Tu comprends, je ne m’abaisse pas à ça. » Paradoxe : ces dernières phrases sortent le plus souvent de la bouche de rappeurs français, pourtant eux-mêmes en manque patent d’audience dans leur propre pays. Comment prétendre être écouté des siens lorsque l’on est soi-même ostensiblement sourd au travail de ses plus proches semblables ?

Sans doute nous autres chroniqueurs avons-nous notre part de responsabilité dans la construction de ce début de honte de soi. Quelle est en effet la dose de conditionnement dans l’élaboration de nos (dé)goûts ? Nous hurlons au génie dès lors qu’il vient d’en face, et affichons par nos silences un dédain poli pour la sueur des ouvriers d’ici. Peut-être en va-t-il de cette ambiguïté comme de celle constatée côté asiatique ou africain à chaque coupe du monde de football : hors les empêcheurs de pistonner en rond que sont les entraîneurs européens, semble-t-il, point de salut. Au fait, combien de chroniques d’albums francophones dans la presse US ? Les données sont là : nombre d’artistes de l’Ancien monde multiplient les sorties de qualité dans la plus impérialiste indifférence de leurs propres compatriotes et, objectivement, tous ne méritent pas cela… OK, tous n’ont sans doute pas inventé la pierre philosophale. Inversement, derrière ces complexes de façade, se cache aussi la juste part d’humilité de l’élève vis-à-vis de celui qui lui a permis de s’élever. Mais les courbettes sont-elles toujours justifiées ? N’y a-t-il pas un seuil au-delà duquel le respect systématique devient suspect ? L’idée n’est pas de créer un Front National des chroniques. Juste d’inciter à plus de bienveillance pour ce qui se crée juste à côté de chez soi. Alerter sur une contradiction mineure aux conséquences majeures : l’érosion progressive de la fierté d’être soi.

Ainsi l’album 1977, de Soklak… Un projet venu de Montreuil, dans la foulée d’une street-tape parue en 2005 – dont il recycle sans vergogne nombre d’excellentes phases. Un disque qui sent bon le système D, bourré d’humour, de vitamines et de sincérité. Un flow intelligible, des instrus énergisantes et des propos à ne pas toujours prendre au second degré. Les scratchs sont de Demolisha (« Avec ce mec, c’est comme si on avait un trèfle à quatre feuilles dans la culotte« ), Thomas Broussard est à la guitare, Fabrice Maïs à la basse et String Machine aux cordes. Et si l’hôte se charge de presque tout, Opossum, Neasso, Drixxxé, Soul Children et Pescoo Tonyo sont toutefois venus lui prêter main-forte côté instrus. Les invités ? Ils sont au nombre de trois : Siaka (deux fois), Chase Phoenix et Sept, le coéquipier de la ‘Seventies team’, fidèle à son schéma tactique de placement en escaliers – avec une halte toujours au même palier, pour un maximum de régularité… Le verbe est au beau fixe, et les thèmes sont traités avec toute la fougue mêlée de distance que leur confèrent ces 29 printemps. Certes, certains angles d’attaque peuvent parfois sonner faciles : les élites au pilori (‘Politricard’), la guerre c’est mauvais (‘Apatride’, dont le texte sous-exploite peut-être le formidable écrin que constituent les cordes de Clint Mansell et du Kronos Quartet), et la-Star-Ac’-c’est-le-goulag (‘Underground zero’). Mais là n’est sans doute pas le plus important.

Le plus important ? Il s’agit certainement de l’exposé par A + B de l’immense frustration accumulée par toute une génération, à des degrés divers mais toujours pour de bonnes raisons. 1977 ? L’année de naissance du MC français. Un cru parmi d’autres pour une classe d’âge qui arrive aujourd’hui à maturité et pour laquelle tout avait pourtant si bien commencé… La génération 1977 ? C’est celle à qui Tom Sawyer donna l’envie d’être américain ; pour qui Phileas Fogg aura à jamais une tête de lion et D’Artagnan une tête de chien. Celle qui dévora « Rahan », « Fantômette » ou « Pomme d’api ». Celle qui était capable de mordre pour un sticker Panini, jouait au blind-test sur son mange-disques et se baquait en caleçon flashy… C’est la génération qui lançait encore des freesbees, se fabriquait son arc et ses flèches ou squattait chez les potes pour jouer au circuit. Celle qui roula ses premiers patins sur du Gérard Blanc, du Roch Voisine ou de la lambada, et qui connut le manque sur du Beverly Craven, du François Feldman ou de l’Elsa. C’est la génération qui ambiança ses premières boums sur du MC Hammer, du Benny B. ou du A-Ha et s’interrogea longtemps sur les arguments musicaux de Stéphanie de Monaco, Samantha Fox ou Sabrina… C’est celle qui déjeuna devant Dessiné c’est gagné, L’académie des 9 ou Marc Toesca, et qui dut attendre ses dix-huit ans pour s’apercevoir que François Mitterrand n’était pas né président. Celle qui crut en Dorothée, en Ben Johnson ou en la main de Vata, qui plana devant Croq’Vacances, les pubs pour Bondex ou celles pour Banania… C’est la génération qui s’extasia sur Cocoricocoboy, Edwin Moses et la raie de Marie-France Cubadda, qui s’esquinta le coccyx à essayer de faire comme Amara Simba, et se déglingua les doigts sur Out run, Double dragon ou World cup Italia… Celle qui jouait encore dehors après l’école, traversait le périph en BMX et construisait à la moindre occase des cabanes dans les arbres. C’est cette génération pas-de-chance qui – sauf redoublement – étudia la R.F.A. l’année du ‘Wind of change’, puis l’U.R.S.S. l’année de l’éclatement, entre deux pannes du projecteur de diapos, trois batailles de craies et un sniffage de colle Cléopatra. Celle qui connut les C.P.P.N., essuya les plâtres de la réforme du bac et vivra toute sa vie dans la nostalgie du 12 juillet de sa vingt-et-unième année…

« Le temps s’écoule comme une toile de Dali« … Assurément, Soklak est de cette génération-là. « A quoi tu penses quand tu fais le bilan de nos vies de pitres ? » (‘Sonore Cyanure’)… Une génération en mal de taf (« Aux entretiens d’embauche, j’appelle le patron fiston« ), qui n’a plus guère foi en ses institutions (« Ces cons sont assermentés, quant à moi je suis assez remonté« ) ou en l’Eldorado de son enfance (« Deux colombes gisent auprès du dormeur du val, tous trois tués par des GI’s« ). L’amitié ? Il y a longtemps que Soklak en est revenu (« Mes amis, je peux les compter sur les doigts de pied d’un unijambiste qui s’apprête à poser une béquille sur un champ de mines… »). Idem pour les rêves (« Je vis dans le rêve, car je rêve de vivre« ) ou pour les dernières illusions propres au milieu (« Pas de place pour le playback ni pour les putes dans mes clips : Bibi c’est pas Tupac« ).

Difficile de faire plus terre à terre. Heureusement, il reste à Soklak une arme imparable : l’humour. Chez lui, plus c’est gros, plus ça passe. Entre autres exemples de cette gouaille, il faut entendre l’invraisemblable rêve érotique qu’il raconte à sa copine dans ’14h00 du mat’, sur fond de ‘Porque te vas’. Une chronique de la lose façon Fisto, Faf Larage (période ‘Le fainéant’ et ‘Putain de soirée de merde’) ou même le Jacques Brel du ‘Knokke-le-Zoute tango’ : « Le problème, c’est sa ceinture de chasteté ; faut que j’appelle Monseigneur pour qu’il la fasse péter. J’ai changé d’avis et j’essaie au chalumeau ; ça sent le poulet rôti… Merde ! Je lui ai grillé le maillot. »

Bourrin, le Soklak ? Ou plus simplement « en chien », comme tous ceux qui ont connu la fin d’une longue liaison et savent que l’eau passera sous bien des ponts avant d’en retrouver une autre, forcément de moindre intensité ? Un début de réponse se situe en piste 13. Avec ‘Adrenaline’, hommage d’une rare ferveur rendu à l’art pictural urbain (« Juste un remède au teint cadavérique qu’affichent leurs villes malades« ), la valeur ajoutée de l’album s’intitule en effet ‘After « L. »‘… « L’amour c’est douloureux, Brel nous avait averti » : slow qui tue pour les uns, qui rend plus fort pour les autres. Propos amer comme rarement, désenchanté comme un texte de Laurent Boutonnat ou un médaillé de guerre dans les rues de Luanda… « Ma plume titube et zigzague, évitant les auréoles salines, et quand le love se dérobe, pas facile de rester digne. Mon cœur pisse le sang, la musique en guise de pansement. Augmente le volume, steuplait, ça atténue le pincement » : Soklak nage ici en plein Oxmo, période « L’amour est mort », aux côtés de Sylvain Wiltord (« Il fait froid dans mon lit le soir » confiait récemment le footballeur à un journaliste étonné) : « Il pleut sur ton cœur, ta princesse est partie. Tu rejoins l’envers du décor et les rencontres sur A.Z.E.R.T.Y. »… L’humour n’est pourtant jamais loin (« Je veux pas d’une femme qui paie de la sape à son Yorkshire, ou une qui s’illustre dans la tise, dit « je m’en bats les couilles » et jure sur sa mère« ), mais visiblement le cœur n’y est plus. Par la force des choses, un tri s’est opéré (« Pas besoin d’une michtonneuse qui la joue bourgeois bohême, qui voudrait changer le monde alors qu’elle en est un des problèmes« ), et l’heure est aux résolutions. D' »Amour toujours », l’auteur est passé à « Plus jamais ça ». Il y a fort à parier que l’on ne l’y reprendra plus, ou plutôt plus comme ça : « Je veux pas que ma marmaille soient des gosses du divorce, et qu’ils découvrent trop tôt que l’amour est rare et ce monde féroce (…) Tu t’apprêtes à rentrer dans les rangs de ceux qui pensent que l’amour n’existe plus et que la démographie se limite à une gigantesque histoire de cul… »

Par les chattes échaudées, Soklak craint désormais l’eau froide – « Maow maow », dirait l’intéressé. Cette sincérité confère une résonance universelle à cet album a priori strictement personnel. L’envie de dire en est la fin, celle d’en vivre le moyen. En cela il s’inscrit dans une lignée bien connue. Celle boycottée d’office par quelques hexagons parfois bien exigus, avides de « Tout sauf du rap » ou de « Tout sauf du rap français« . Puisse-t-il continuer à avancer ainsi, comme tant d’autres, malgré les contradictoires paradoxes de ces fières contrées qui sont les nôtres.

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