Chronique

Kyo Itachi
Solide

2022

Créer pour vivre : c’est le leitmotiv de Kyo Itachi, beatmaker originaire du Blanc-Mesnil, surtout connu pour ses collaborations outre-Atlantique. Cette fois, il offre un melting pot de rappeurs français réunis pour une mission : remettre la technique au centre du rap hexagonal.

Éminent représentant de la scène du beatmaking français, Kyo Itachi porte le masque « Hollow » d’Ichigo, personnage principal du manga Bleach. Cet accessoire permet d’acquérir les pouvoirs surnaturels des « Hollows », âmes humaines corrompues qui ne sont pas parties dans le « monde des Esprits ». C’est un peu ce que font ses prods avec le talent des rappeurs. Après quatre-vingt projets à son actif, le beatmaker du Blanc-Mesnil sort son premier album d’hôte producteur, Solide. Solide comme sa mentale, sa musique et sa longévité. Sean Price, Roc Marciano, Bishop Lamont, Nekfeu, Alpha Wann, les X-Men, les collaborations passées de Kyo certifient la qualité de son travail, ce qui a provoqué une certaine attente pour son album solo. Quatre ans de taf, quelquefois à distance pour certains artistes : le beatmaker français a pris le temps de produire une musique propice pour mettre en valeur l’écriture et la technique de chaque invité. Le but ? Mettre au défi les MC’s les plus affûtés, recrutés spécialement pour leurs compétences. Même si tous les rappeurs présents n’ont pas le même niveau de notoriété, ni la même carrière, il en résulte un album démonstratif et homogène, pour tous les aficionados de ce rap jeu – surtout quand il est technique, et bien à l’ancienne. Amoureux des mangas, des films de kung-fu et des jeux vidéos, Kyo Itachi n’hésite pas à développer ces influences avec la culture hip-hop, pour proposer un son boom-bap à lui.

Kyo choisit la finesse et l’espace pour ouvrir l’album avec Alpha Wann, « Monsieur linge au prix inadmissible », voguant sur une production drumless tel un panier qui flotte sur un long fleuve tranquille. Il enchaîne sur quelques titres plus incisifs et rugueux (Rocca sur « Savoir Faire », Rocé sur « Puissance Feu »), parfois aux extrémités de la folie (Weedy d’Express D sur « Kyamalaky »). Les mots d’ordre sont : technique et plume affûtée. Compétences omniprésentes, elles définissent la ligne de vie de l’album à la fois chez les jeunes loups et les plus expérimentés. À l’heure où le rap a évolué sous de multiples formes, parfois suscitant des débats, est-ce que Kyo Itachi ne vient pas remettre les pendules à l’heure ? Il associe des rappeurs en exposant seulement la capacité de kickage de chaque artiste. Quand certains s’unissent pour établir une force explosive (les X-Men et Maj Trafyk sur « Mensonges et Make Up », Eloquence, Fdy Phenomen sur « Birdy »), d’autres dénoncent les maux de la société actuelle et ses codes : Hifi, qui se fait très rare, n’a rien perdu de ses talents d’écriture et de flow sur « One Punch Man »; Sheryo dresse une fresque du Blanc-Mesnil qui pourrait concerner une majorité des quartiers populaires français dans le premier couplet de « Mec du 93 (Né dans le 75) » et condamne au passage certaines pratiques sur les réseaux sociaux et dans le rap.

« À une époque où le rap a évolué sous de multiples formes, parfois suscitant des débats, Kyo Itachi ne vient-il pas remettre les pendules à l’heure ? »

L’egotrip et l’introspection ne sont pas pour autant mis de côté, à commencer par la performance de Dany Dan sur « César », s’affirmant encore une fois comme le « Lyriciste extraordinaire » qu’il incarne depuis 1995. Faf Larage n’hésite pas à revenir en arrière sur « Plus Un Geste », montrant qu’il a vécu l’époque où le rap était vu comme « la mode de l’été, un caprice d’ado attardé » et qu’aujourd’hui il ne court après aucun trophée et n’envie rien aux rappeurs plus jeunes. L’album met aussi à l’honneur les samples de jazz. JeanJass swingue sur « JJ » en exhibant son mode de vie accompagné de quelques phases du titre « Casse la baraque » des X-Men. Mention spéciale pour la présence et la prestation de Daddy Jokno et Jaeyez. Membres du groupe Afro Jazz, que l’on ne cite pas souvent, auxquels Kyo Itachi a su donner le respect qu’ils méritent sur « Realness » et « Solidité ».

Encore une fois dans sa carrière, Kyo Itachi démontre, dans Solide, une polyvalence musicale à travers ses productions qui n’enlève rien à la fermeté de sa ligne directrice. D’instrumentaux drumless à la Alchemist, DJ Muggs ou Roc Marciano, des samples de soul et de jazz supportés par des drums frappantes à la manière de Pete Rock sur Soul Survivor aux productions granuleuses et crasseuses à la RZA, Kyo Itachi puise dans ses influences pour faire de Solide un album dans l’énergie de ceux de la fin des années quatre-vingt-dix et du début des années deux-mille (The Professional de DJ Clue, Hi-Teknology de Hi-Tek). Sortir un tel disque en 2022 ne fait que renforcer l’impression de retour aux valeurs de base. Ses invités doivent incarner au mieux ce courant. Alpha Wann, par exemple, a fait partie de ceux qui ont remis en valeur ces sonorités « à l’ancienne » à l’aube des années 2010 avec 1995. Les placements de phases et la plume sont au cœur de sa musique, comme de celle de tous les artistes présents sur l’album.

À l’heure où Solide tourne dans les oreilles des auditeurs de rap, le beatmaker français prépare déjà la suite en exportant sa musique à l’étranger. Après tant de pays parcourus, son escale dans l’Hexagone démontre que le rap français sans artifices inutiles a encore sa place et de belles heures devant lui. Et offre un contrepoint à certaines évolutions du genre qui ont mis de côté ce que certains estiment être son essence-même.

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