The B.I.G. sleep 1972 1997

Christopher Wallace1972 - 1997

“The greatest rapper of all time died on March 9th” assénait, dans “2nd Round K.O.”, un Canibus rageur à LL Cool J, trop prompt selon lui à s’autoproclamer the “Greatest of all time”. Le 9 mars en question est bien sûr celui de 1997, qui vit Christopher “The Notorious B.I.G.” Wallace être abattu à Los Angeles, à la sortie d’une réception. Un meurtre qui, deux décennies plus tard, reste un mystère qu’on se gardera bien de commenter ici. Car, au-delà des fantasmes, reste pour nous, auditeurs, un constat implacable : quelques mois après Tupac Shakur et moins de deux ans avant Big L, un autre rappeur était fauché dans la force de l’âge, au sommet de sa carrière.


Une carrière qui, au final, n’aura pas duré bien longtemps : il s’est en effet écoulé moins de quatre ans entre la première sortie discographique de Biggie (le maxi “Party & Bullshit” en juin 1993) et sa mort. Une période durant laquelle un seul album aura vu le jour, “Ready to Die”. Un classique parmi les classiques, soixante-dix minutes d’excellence où B.I.G. parle avec brio de deal, de réussite sociale, de mal-être, de sexe, de vie et surtout de mort. Christopher Wallace est à l’aise sur tous les thèmes, dans tous les registres et montre une propension à faire briller non pas tout ce qu’il touche, mais tout ce qui l’entoure. Des qualités dont il fera à nouveau montre sur “Life After Death”, grandiloquent second long format enregistré de son vivant mais sorti une quinzaine de jours après ce triste 9 mars californien. 


Vingt ans après, que reste-t-il de tout ça ? Beaucoup de choses, en fait. Biggie était un MC surdoué, de toute évidence, mais il fut également l’un des rares rappeurs à faire de la musique qui pouvait s’adresser à tous et toutes, sans avoir à employer des dénominateurs communs trop triviaux. Derrière la dangerosité revendiquée, il y avait un certain humanisme et de la subtilité qui font que, mètre étalon ultime, beaucoup d’entre nous lient irrévocablement les morceaux de The Notorious B.I.G. à certains moments de leurs vies, donnant ainsi à Biggie une place à part dans leur mémoire. Pour tout ça, on ne rendra jamais assez hommage à Christopher Wallace. Mais essayons quand même.

Machine Gun Funk

L’étymologie du mot funk est assez incertaine mais le terme renvoie très probablement à la puanteur. Pour machine gun, le sens et l’origine font moins débat. Même si Biggie aurait aimé voir “Machine Gun Funk” en lead single de “Ready to Die”, il ne s’agit clairement pas d’un morceau destiné à ambiancer les dancefloors et à tourner sur les radios, mais bien d’un titre de la rue, pour la rue. Le vénéneux riff de guitare emprunté à Black Heat donne le ton de la production, inquiétante et poisseuse. Et puis il y a ce refrain hypnotique, qui fait tourner comme un mantra la phrase de Lords of the Underground dans “Chief Rocka”, “I live by the funk, I’ll die for the funk”. Une ambiance qui schlingue le New York du début des années 1990 tel qu’on se l’imagine, crade et violent, et qui permet à Biggie de sortir sa panoplie d’ex-dealer passé à un business moins risqué (“I'm doing rhymes now, fuck the crimes now/Come on the ave, I'm real hard to find now”) mais pas ramolli pour autant (“Just cause I joke and smoke a lot/Don't mean I don't tote the Glock”). Avec son assurance si caractéristique, Christopher Wallace livre un egotrip à la fois brutal et drôle, regorgeant de références, parfois assez obscures. “Machine Gun Funk” est notamment le morceau préféré de CJ Wallace, fils de, et connaitra une postérité particulière en France par le biais d’une séquence hautement mémorable de La Haine.

- Kiko

La référence

“Chief Rocka”

“I walk with the funk, I talk with the funk/I eat with the funk, I sleep with the funk/I live for the funk, I'll die for the funk.” “Machine Gun Funk” a rendu le morceau de Lords of the Underground doublement génial.

me & my bitch

Derrière chaque grand homme, il y a une femme. Le bien nommé Biggie ne fait pas exception à la règle, même si dans son cas se posait souvent la question du nombre : et si “la femme”, Faith Evans, était devenue plusieurs ? En 1994, il est encore assez rare dans le milieu rap, plutôt misogyne et violent, de trouver une ode au couple, au partenaire féminin désirable mais fort, la joueuse et la confidente, la maman et la putain, toujours droite dans le caleçon comme dans les embrouilles les plus rudes. Avec  “Me & My Bitch”, Christopher Wallace alterne entre humour poivré, métaphores salaces et vérité touchante pour dresser un portrait assez complexe de la relation homme-femme dans la jungle hostile de la rue. Pourtant dès ses premières lignes, il annonce la couleur avec sa reprise de la célèbre tirade très imagée de Richard Pryor. Pas le temps de jouer. Mais avec un sens inné pour raconter des histoires comme sur “Warning”, il nous emporte sur des petits détails, des sensations rapprochées et des drames universels. La première version de ce titre produite par Easy Mo Bee était bercée par un sample de Minnie Riperton, apportant une douceur frontale et une compassion rythmée, presque absentes de la version finalement retenue. En fait, Puff Daddy avait une autre vision plus orchestrale et cinématographiée, entre mélancolie et détachement, un poème frigidaire, un iceberg syncopé comme Slim. Le morceau sonne alors comme une parenthèse, comme si Biggie ne pouvait que goûter à cette vie-là, cette sérénité reposante quand on protège ton dos des grosses gouttes de pluie. Peut-être que tout le sujet de “Me & My Bitch” se trouve dans cette dualité fantasmée. Ou peut-être s’agit-il juste d’un clin d’œil à Lil Kim avant qu’elle ne se transforme en barbie gonflée. Et qu’elle ne puisse plus cligner quoi que ce soit.


–  Nemo

La femme

Me & My Bitch (Live in Philly)

Biggie a tellement changé de bande-son pour ce morceau que son texte se place souvent sur des faces B en live. C'est le cas de cette version enregistrée dans la bouillante Philly, présente sur la BO du mythique documentaire The Show. Et le choix instrumental est très intéressant : quoi de plus désincarné et électronique que le “Computer Love” de Zapp, une énième couleur pour toujours la même histoire. Allo allo monsieur l'ordinateur, dites moi où est passé le coeur du Notorious B.I.G. Un homme et une femme sous toutes les fractures et cicatrices.

Juicy

Le single fruité et juteux qui a porté l’album “Ready To Die” a un attrait commercial évident et assumé. On sent que Diddy et ses conseils de renard ne sont pas loin. Sur une idée piquée à Pete Rock par ce même Diddy, l’instru reprend sans vergogne un tube vieux seulement d’une dizaine d’années à l’époque, “Juicy Fruit” de Mtume. Le titre de B.I.G. en emprunte aussi le refrain, à peine remanié, qui a tout pour séduire les masses. Bien sûr, c’est un carton.


De la dédicace initiale aux professeurs qui ne croyaient pas en lui jusqu’au clip clinquant, “Juicy” est l’archétype du morceau sur l’ascension du rappeur qui se sort de la rue par son talent. De la misère à la richesse. De l’ombre à la lumière. En 2017, c’est un récit entendu mille fois, mais en 1994, c’est encore un concept assez neuf, ou du moins qui n’a jamais été illustré avec autant d’impact dans les charts et dans les têtes. La réussite dépeinte par Biggie sur “Juicy” n’était pas encore tout à fait concrétisée au moment de l’enregistrement, même si le rappeur de Brooklyn était en passe d’exploser après quelques apparitions remarquées. Rapper le succès pour obtenir le succès, c’est comme lever les bras avant que le trois-points soit inscrit, il y a intérêt à ce que ça marche. Et cette fois-ci, ça a marché comme jamais. C’est le récit qui se réalise lui-même dans toute sa splendeur. 
Par un va-et-vient constant entre le jeune fan qui enregistre ses émissions préférées sur cassette et l’artiste acclamé qui donne des interviews au bord de la piscine, entre le dealer de crack en bas de la rue et le ponte qui a besoin d’un comptable pour gérer sa trésorerie, Biggie décrit sa genèse et son changement de vie vertigineux avec des phases qui sont rentrées dans la légende. Certes, une bonne partie des références citées ont bien vieilli depuis. On ne rêve plus de jouer à la Super Nintendo sur d’énormes télés cathodiques et de téléphoner avec des portables gros comme des briques, mais le rêve d’un luxe inatteignable et le choc d’y accéder du jour au lendemain sont intemporels et on les a rarement si bien rappés.

And if you don’t know, now you know…


–  David

Le nectar

Freestyle dans les rues de Bedstuy à dix-sept ans

À dix-sept ans, on se fait une raison, on n’est qu’un petit con. B.I.G., lui, trempe dans les business louches et lâche des freestyles énervés en pleine rue qui laissent déjà présager du meilleur. Un moment rare qui capture le début de l’ascension racontée dans “Juicy”. Tout commence là, sur ce bout de trottoir.

Who shot ya?

New York, 30 novembre 1994 : dans le hall des Quad Recording Studios, Tupac se fait tirer dessus cinq fois et voler pour 40 000 dollars de bijoux. Grièvement blessé, il se fait traîner dans l’ascenseur par son ami Stretch, présent pendant la scène, avant d’arriver au huitième étage où il devait se rendre. Là, il tombe sur l’équipe de Bad Boy Records, notamment Biggie Smalls et Puff Daddy, qui travaillent sur le clip de “Warning”. Dans l'interview qu'il donnera à Vibe quelques mois plus tard, Tupac raconte une scène surréaliste : “Andre Harrel était là, Puffy était là, Biggie... Il y avait peut-être quarante mecs. Ils portaient tous des bijoux. Plus de bijoux que moi. J'ai vu Booker, et il avait cette expression sur son visage, comme si il était surpris de me voir. Pourquoi ? Je venais d'appuyer sur l'interphone et de lui dire que je montais. [...] Personne ne s'est approché. J'ai remarqué que personne ne voulait me regarder”. À la suite de cette agression, Tupac vire parano et ne cessera d’accuser Bad Boy Records d’être à l’origine de cette attaque, ou en tout cas d’avoir été au courant et d’avoir laissé faire, arguant que le vol était un simple prétexte à son assassinat. Biggie et Puff nieront ces accusations, expliquant au contraire avoir fait leur possible pour aider Tupac après la fusillade. C'est avec cette question sans réponse que débute la rivalité East Coast-West Coast.


Le 20 février 1995, soit trois mois plus tard, B.I.G. sort “Who Shot Ya?” en face B du maxi “Big Poppa”. Immédiatement, le morceau provoque un séisme dans le microcosme rap et est perçu, par Tupac le premier, comme l’aveu de sa responsabilité dans l’attaque des Quad Studios. Il va sans dire que le timing pas très heureux, le titre - qui ne pouvait sans doute pas être plus équivoque - et quelques phrases tendancieuses (“Bad Boy’s behind this”) ne jouent pas en sa faveur. Pourtant, l’équipée Bad Boy continuera de nier, expliquant que le morceau a été écrit bien avant la fusillade et qu’il était destiné à l’album “My Life” de Mary J. Blige, avant d’en être retiré car jugé trop violent pour un disque de R’n’B. En y regardant de plus près, on remarque également que plusieurs passages de “Who Shot Ya?” sont en contradiction avec l’idée d’un diss-track adressé à Tupac. Biggie y raconte notamment le kidnapping de la fille de son opposant (“Slaughter, electrical tape around your daughter”), or Tupac n’a jamais eu d’enfant.


Est-ce que cela suffit pour autant à discréditer les accusations à l’encontre de Puff et Biggie ? Pas vraiment, dans la mesure où rien n’empêche le rappeur de mélanger le réel et le fictif, et de parler tour à tour de son véritable rival puis d’un adversaire imaginaire, un procédé par ailleurs largement utilisé dans le rap. Cette seconde question sans réponse en appelle une troisième : sans cette triste polémique, reste t-il quelque chose de “Who Shot Ya?” ? Assurément oui. Un sample malicieux du “I’m Afraid the Masquerade is Over” de David Porter. Les backs pleins de rage de Puffy. Et un Notorious B.I.G. au sommet de son art en tortionnaire mafieux, quelque part entre le Predator et Michael Corleone, qui de son flow élastique balance quelques unes de ses lignes les plus mémorables (“I can hear sweat trickling down your cheek/Your heartbeat sound like Sasquatch feet/Thundering, shaking the concrete”) dans une ambiance de fin du monde. Reconnaissons que cette interprétation a, tout de même, un peu plus de gueule que la précédente.

–  David2

La réplique

“Hit Em Up” de Tupac

Si l’on pouvait légitimement se demander à qui était dédié le “Who Shot Ya?” de Biggie, la mythique réponse de Tupac et de ses Outlawz ne laisse pas de place au doute. “Hit Em Up” est un brûlot d’une violence rare et complètement personnel, où Biggie mais aussi ses proches, sa femme et même sa maîtresse, en prennent pour leurs grades.

Going Back to Cali

Comme souvent, ça commence avec Puff Daddy qui sort Biggie de son sommeil - le bosseur ambitieux déjà aux aguets, et le bulleur talentueux au fond de son lit. La raison de ce réveil ? Partir en contrée ennemie, à l'autre bout du pays - le “wild wild west” rappé par Dre et 2Pac sur “California Love” un an auparavant. De l'amour pour le “Golden State”, Notorious B.I.G. en a aussi. Mais l'affection dont il est question ici se rapproche d'avantage du droit de cuissage d'un seigneur féodal que de l'engagement inconditionnel. Tout roi qu'il est, Biggie marque son territoire en traçant une ligne dans le sable (à propos de la côte Est : “I live out there, so don't go there”), narguant ses adversaires de festoyer sur leur propre territoire (“Sipping on booze in the House of Blues”), et déclarant apprécier la Californie surtout pour ses femmes, son herbe, et son climat (“women, weed and weather”, rappera un aspirant au trône quinze ans plus tard). Ce n'est sans doute pas le titre sur lequel Christopher Wallace montre le plus de finesse, ni dans le propos, ni dans l'écriture, mais sa manière de pisser de l'essence sur l'incendie entre lui et ses rivaux californiens est d'une arrogance bravache qui force le respect.


La hache de guerre, Frank White ne l'enterre pas : il l'use ici pour modeler son débit de la même manière qu'Easy Mo Bee a décomposé le groove si fluide du "More Bounce to the Ounce" de Zapp. EPMD et MC Breed étaient déjà passés sur cette funk robotique, faite de clappements étourdissants et de basse gluante. Mais le producteur tient à marquer son travail d'orfèvre, tel un joaillier racontant ses heures passées sur la couronne du monarque : “Il n'y a aucune boucle ici. Tout ce que vous entendez sur le beat de “Going Back to Cali”, c'est moi qui le produis”, soulignera-t-il quelques années plus tard. Une manière pour lui de tancer Puff, amateur d'échantillon grossier et efficace, et qui n'a jamais montré beaucoup de considération à l'égard de Mo Bee, malgré son travail essentiel sur “Ready to Die”. Pour un titre festif et dansant, ça fait beaucoup de tensions. Ironie de l'histoire : dans le biopic consacré à Biggie, c'est sur les airs de ce coup de menton épicurien joués à fond dans son SUV que Biggie se fait descendre à un carrefour de Los Angeles le 9 mars 1997. Voir Naples la Californie et mourir.



–  Raphaël

L'autre face

"Kick In The Door"

Placé sur l'autre disque de Life After Death, mais réuni idéalement sur le même maxi que “Going Back to Cali” quelques mois après la sortie de l'album, “Kick In The Door” offre un pendant new-yorkais à l'esprit de la virée californienne de Biggie. Sur une production bélier et titubante de DJ Premier, le Seigneur de New York règle ses comptes avec ses félons : Jeru The Damaja, Nas, Raekwon. Et en profite même pour coller une pichenette à Primo lui-même (“Son, I'm surprised you run with them”). Couillu.

Suicidal thoughts

On le sait, la mort est un élément omniprésent dans la carrière de Notorious BIG et c’est sans doute le rappeur pour qui l’expression “célébrer l’anniversaire de sa mort” semble la plus juste. Pour preuve le titre “Suicidal Toughts” qui vient clôturer son premier album “Ready To Die”. Notorious BIG, en storyteller talentueux qu’il est, raconte son dernier appel en plein milieu de la nuit, avant de se suicider. C’est bien sûr Puff qui est à l’autre bout du fil, jouant parfaitement son rôle de témoin passif en ponctuant les rimes de Christopher Wallace jusqu’au coup de feu final… 
Le climat est pesant et ce en grande partie grâce à la production signée Lord Finesse. Ce dernier est allé piocher une boucle de Miles Davis extrait du titre “Lonely Fire” et une batterie de Brethren qui figure sur “Outside Love”. Des morceaux choisis qui collent parfaitement aux causes du mal-être de BIG : la solitude et le manque d’amour. Les samples utilisés par le Funkyman fonctionnent ici comme la greffe d’un cœur, ils donnent le ton et le rythme du morceau. Notorious n’a plus qu’à vider son sac, déjà dépourvu de sens, d’affection. Il rappe la crapulerie et surtout l’absence de lien, en évoquant la figure récurrente de sa mère et son désamour. Un morceau sans refrain qui aurait été un terrain d’étude parfait pour Durkheim.

–  Bachir

Hommage

La funeste procession

Apprendre la mort de Notorious Big, quelques mois après l’assassinat de Tupac,  n’était pas vraiment une surprise, cela pouvait même paraître évident tellement la guerre East West était à son paroxysme. Paroxystiques, les images de son enterrement le sont car aucun rappeur n’avait autant personnifié la mort : évidente et traumatisante pour nous tous.