Nos 25 morceaux du premier semestre 2019
rap anglophone

Nos 25 morceaux du premier semestre 2019

Tous les six mois, L’Abcdr propose un panorama du rap anglophone. Retour en vingt-cinq titres sur ce premier semestre 2019.

Photo Freddie Gibbs et Madlib : Nick Walker pour Interview.

Doja Cat & Rico Nasty – « Tia Tamera »

Jamais à court d’images improbables, Doja Cat a décidé avec sa candeur désarmante d’utiliser le nom des sœurs jumelles de la série des années 90 Sister Sister pour désigner… ses seins (ses twins). « Tia Tamera » est un egotrip entêtant et plein d’humour, truffé de clins d’œil malins et de jeux de mots qui oscillent entre le génial et le foireux. Elle est accompagnée sur ce morceau de Rico Nasty, l’énervée à la voix écorchée qui bouffe le micro. À elle deux, elles forment la combinaison parfaite, les deux facettes du personnage de Lunch dans Dragon Ball, la brune gentille et drôle qui devient une blonde féroce dès qu’elle éternue. Situées à des places assez différentes sur l’échiquier du rap, ces deux-là ont en commun un potentiel énorme, Doja Cat d’un côté pop, et Rico Nasty vers un côté plus rugueux. – David

Your Old Droog – « 90 from the Line »

« 90 from the Line » vient conclure le remarquable It Wasn’t even Close, quatrième album d’Your Old Droog. Sur une rythmique sèche surmontée de quelques notes de guitare, YOD impose son style à la fois désinvolte et rugueux, se comparant à un joueur de basketball qui ferait grimper son nombre points grâce à son efficacité sur la ligne des lancers-francs. Bien sûr, dans le cas du New-yorkais, la ligne n’est pas la même : il s’agit de celle d’un texte. Concrètement, Your Old Droog affirme que sa carrière de rappeur peut bien ne jamais décoller, son boulot en tant que ghostwriter – pour Diddy notamment – lui permettra de s’en sortir et de bien vivre : « Lyrics will ensure I won’t endure another cold December ». C’est finement amené, drôle, plein de références. On souhaite à Droog de se faire plein d’argent en écrivant pour les autres, mais ce ne serait pas de refus si son activité au micro pouvait continuer encore quelques années. – Kiko

Lil Nas X – « Old Town Road » ft. Billy Ray Cyrus

Une boucle de banjo Nine Inch Nails. Des drums de traps. Et un tag de producteur énigmatique : Kio. À l’heure du numérique et des droits sur la propriété intellectuelle contraignants pour l’utilisation du sampling, tous ces éléments se sont reliés grâce à une licence Creative Commons. Cette solution simplifiée et légale pour diffuser, partager et s’adapter à la création à l’ère numérique, a donné naissance au titre le plus important de l’année 2019 : Old Town Road. Chaque étage du morceau pourrait être décortiqué. Tout d’abord, une nouvelle génération opportuniste et hyper réactive. D’un côté en Géorgie, non très loin d’Atlanta, Lil Nas X, un jeune garçon avec pour rêve de devenir le nouveau phénomène viral. De l’autre, à plus de sept mille cinq cents kilomètres, aux Pays-Bas, un producteur inconnu du nom de YoungKio. Personne ne se connaît, mais à deux, ils créent une des crispations musicales de l’année 2019. Déclassé du Billboard Country car jugé trop rap, il faudra l’intervention du père de Miley Cyrus pour légitimer son entrée. La question sur le genre musical devrait être caduque mais cette histoire révèle de façon assez cruelle une industrie toujours ségréguée par des charts. La perméabilité des styles permise dans les classements du rap. En revanche, le non catégorique dans les charts country devenues homogènes… Et pourtant, à l’origine pigmentée. – Shawnpucc

ScHoolboy Q – « CrasH »

Depuis son premier album Setbacks, la musique de ScHoolboy Q répond à la troisième loi de Newtown : celle qui édicte que « l’action est toujours égale à la réaction ». Sur son cinquième opus, CrasH Talk, plus le rappeur de TDE essaie de mettre sa fille à l’abris du besoin et de passer du temps avec elle dans leur villa californienne, plus il comprend qu’il n’a d’autres choix que de rapper pour y parvenir, quitte à réveiller de vieux démons, entre consommation de stupéfiants et flashbacks de son ancienne vie de gangbanger. « CrasH » est le moment du disque où il prend conscience de ce cercle infernal. Sur une version ralenti, comme sous oxycodone, du « Boom » de Royce da 5’9″ et DJ Premier, Q accepte d’avoir vendu un bout de son âme dans son ascension sociale, et évacue cette épiphanie en allant jouer un 18 trous sur un green. Moins dur avec lui-même, il l’est aussi avec les autres : lorsqu’il moque l’ignorance des rappeurs en « Lil », il explique aussitôt qu’il pense surtout à éduquer les jeunes hommes de cette génération, car sa fille va un jour les fréquenter. Le ton plus posé et apaisé, la diction plus limpide, ScHoolboy s’accorde un dernier shot de Don Julio 1942 avec le fantôme de Mac Miller, son défunt ami dont on entend les backs au refrain. Et semble lui insinuer une promesse : continuer à se relever après chaque chute. – Raphaël

G Herbo – « Boww »

La voix pierreuse du rappeur de Chicago est devenu familière, depuis les envolées rageuses du fabuleux Welcome to Fazoland, alors signé du pseudonyme Lil Herb. Ici, plus gutturale que jamais, elle se pose sur des notes grinçantes, qui colorent le morceau d’une teinte nostalgique. « Who knew I was gonna be a rapper? I’ve been hittin’ some bitches / Millions was on my wishlist, I got tired of eating fishsticks. » Un couplet désabusé, dans lequel elle rejoue les scènes de sa vie de nouveau riche, avec l’indifférence insolente de celui qui peut étaler sa réussite fulgurante. Puis un second couplet en guise de menace, après passage à l’artillerie. Mac 10, Kel-Tec, « Beamed up, I’m in the ‘Raq ». Entre les deux, elle éructe ad libitum des détonations sourdes. Un refrain brut, comme une litanie, où le bruit des balles ponctue chaque phrase. « You know this shit blaow, blah-blaow-blaow, gang shit
You feel me? »
Léon

Yelawolf – « Catfish Billy 2 »

Avec Trunk Music III, Yelawolf a sorti son dernier album chez Shady Records, concluant en demi-teinte ses années parfois compliquées sur le label d’Eminem. Cet opus met un terme à sa fusion unique entre country, folk et rap et signe le retour à ses fondamentaux, un son sans compromission, plus rentre-dedans, plus poisseux, pour faire vibrer la tôle de la Chevy au fond du bayou. Si l’album n’est pas toujours convaincant et donne parfois l’impression d’exister pour boucler le contrat avec Shady Records, ce « Catfish Billy 2 » est une vraie gifle. Donner une suite à un morceau ou à un album, c’est parfois suspect, comme un aveu de manque d’inspiration, un moyen facile de faire plaisir aux fans, mais c’est ici l’occasion de retrouver le débit agressif et ultra saccadé de Yelawolf sur une boucle lancinante du fidèle WLPWR. Un retour aux sources libérateur pour Catfish Billy, qui semblait avoir un besoin vital de replonger dans les eaux troubles d’Alabama. – David

DJ Muggs & Mach-Hommy – « 900K »

Dévoilé mi-mars, « 900k » fut le premier extrait tiré de Tuez-les Tous, collaboration fortement attendue entre DJ Muggs de Cypress Hill et le mystérieux Mach-Hommy. La production de Muggs repose sur un breakbeat lourd sur lequel se croisent nappes de synthés, voix déformées et pianos inquiétants, créant une atmosphère anxiogène. Un contexte idéal pour donner une dimension encore plus prégnante que d’habitude à l’aura mystique du rappeur d’origine haïtienne, qui alterne entre l’anglais – pour les couplets et le créole – pour le refrain. Le résultat est à la hauteur de l’affiche, même s’il n’y a rien de franchement surprenant ou de novateur ici. Confirmation était en tout cas donnée avec « 900k » que l’association Muggs-Mach tient de l’évidence, malgré les quelques générations qui séparent les deux. Mission accomplie donc, d’autant que l’album, paru deux semaines plus tard, est du même acabit. – Kiko

Freddie Gibbs & Madlib – « Freestyle S** »

« That’s when this music shit wasn’t movin’, man / I said I might as well be movin’ thangs… » L’industrie a été dure envers Freddie Gibbs. Lâché par son label Interscope à la fin des années 2010, il a d’abord été un paria. Son style musical est brut, sans concessions, couramment associé à l’esthétique du « gangsta rap », mais pourtant, le genre est démodé et plus très profitable à son arrivée. Ce désintérêt, Gangsta Gibbs le contourne depuis dix ans à la force des mots et de l’écriture. Pour faire suite à Piñata, Madlib et Gibbs ont réussi à mettre la barre un cran plus haut avec Bandana. Introduction de l’album, « Freestyle S**t » résonne comme un tour d’honneur. Les remerciements au stade, aux fidèles, aux médisants, aux spectateurs. L’intronisation d’un roi en exil (« Crack cocaine, I was my own investor / Could I do this shit independent ? That was my only question »). Les mots sont vifs et acérés. Ce temps d’attente, Fredrick Tipton l’a mis au profit de sa plume. Tout est devenu plus facile. Rapper. Chanter. Désosser une prod de Madlib. Chaque coup est maîtrisé. Deux rimes suffisent pour faire tomber tous les plus grands mythes. L’heure est venue de lui redonner sa couronne. Son trône. Siège en cuir minimum : « I want it all, nigga, all leather ». – Shawnpucc

Peezy – « No Hooks II »

« I’m back for revenge, I’ma make them niggas pay for all the shit they did ». Derrière ce leitmotiv digne d’Edmond Dantès, placé en ouverture de la mixtape No Hooks II, il y a Peezy. En moins de trois ans, le rappeur de Detroit a été l’objet d’une enquête fédérale pour meurtres et rackets avec sa Team Eastside, a survécu à plusieurs balles dans le buffet lors d’un braquage, et a perdu son pote Baking Soda Snoop. Des motifs de revanche qui nourrissent ce No Hooks II, entre deux punchlines de flambeur dont Peezy, mi-hustler mi-rappeur de battle, a le secret (« too much ice at one time, got my nose running »). Depuis la mixtape No Hooks l’an dernier, le rap de Peezy est devenu une photographie en négatif d’une partie du rap américain actuel. Aucun refrain accrocheur, aucun gimmick facilement réplicable dans ce flow légèrement offbeat sans tomber dans le caricatural, et une urgence palpable derrière sa voix monocorde. La production de David Wesson, qui compresse une rythmique rappelant la bounce néo-orléanaise et les synthés hérités de la funk synthétique du rap de la Bay Area, est une mécanique de précision typique de cette scène insulaire et créative de Détroit. « We don’t look up at the board we just keep scoring », rappelle Peezy dans son long couplet. Un constat qui s’applique parfaitement à l’activité musicale contemporaine de Motor City. – Raphaël

Chief Keef – « Fireman » ft. NBA YoungBoy

Cette collaboration, annoncée de longue date par le biais d’un extrait posté sur le compte instagram de Chief Keef, laisse au premier abord un goût d’inachevé.
« When you in that fire, I’m the only who can save you
– Why you say that ?
I’m the fireman »

Plutôt que le déluge de flammes espéré, un écran de feu et deux gamins déguisés en pompiers qui font des cabrioles. Sans forcer, les deux goons déploient leur talent avec insolence, sur une instrumentale minimaliste élaborée par Tay Keith. NBA YoungBoy, pourtant censé être l’invité, est au four et au moulin pour préparer l’arrivée du roi. Pré-refrain, refrain, couplet, tout en aisance et en variations de rythme. Premières étincelles. Au lieu de souffler sur les braises, le Big Sosa vient jeter, en quelques mesures, une poignée de terre sur l’incendie naissant, avec la douceur létale qu’on lui connaît. Rien de révolutionnaire, mais l’alchimie est réelle entre la salamandre de Bâton Rouge et le gnome d’outre-tombe, qui se pavanent en pompiers pyromanes parmi les restes d’une pièce calcinée. – Léon

Octavian – « Bet » ft. Skepta & Michael Phantom

De toute les figures de la nouvelle scène rap anglaise, Octavian est sans doute le plus insaisissable : à la fois ancré dans la scène britannique mais aussi porté vers l’Amérique, Oliver Godji brouille souvent les pistes, enchaînant grime, trap et dancehall sur un même morceau sans que l’on puisse trop discerner les limites de chaque genre. Un équilibre difficile à doser sur le papier, qui peut parfois donner lieu à des miracles : c’est exactement ce qu’il se passe sur « Bet », single sorti en mars dernier qui rentre directement dans la catégorie des meilleurs titres  clubs de 2019. Avec sa basse vrombissante et son refrain prononcé avec calme et assurance par Octavian, « Bet » est aussi simple qu’addictif. Il donne envie de se casser la nuque (à l’image de son très beau clip en noir et blanc) au rythme des basses – figures centrales du morceau – et des couplets d’Octavian et de ses invités que sont Skepta et Michael Phantom. Symbiose parfaite entre un rappeur et sa production, « Bet » fascine par sa simplicité et son efficacité : on a beau essayer d’en comprendre les rouages, le morceau garde bien pour lui les secrets de son efficacité. Et c’est en ça qu’il est un tube. – Brice

Tyler, the Creator – « New Magic Wand » ft. Santigold

Avec ce synthé distordu et menaçant et son énergie stressante, « New Magic Wand » n’est peut-être pas le morceau le plus représentatif d’IGOR du point de vue des sonorités, mais il s’inscrit parfaitement dans l’histoire racontée par cet album de rupture amoureuse. « New Magic Wand », c’est la jalousie dévorante, qui s’insinue partout. C’est aussi l’un des points d’orgue de l’album, où Tyler allie exploration musicale et sentimentale, les nerfs toujours sur le point de craquer, le son toujours sur le point de saturer. Le rappeur a dit récemment que c’était son morceau favori de toute sa discographie, car il y exécute à la perfection tout ce qu’il avait toujours essayé de faire. Il n’a peut-être pas tort. – David

Crimeapple & DJ Skizz – « FFFeel Good »

L’EP commun de Crimeapple et de DJ Skizz est décevant, la faute à des productions manquant franchement d’épaisseur. Le beat soulful de « FFFeel Good » relève un peu le niveau, en tout cas suffisamment pour pouvoir apprécier pleinement l’exercice de style auquel se livre Crimeapple, dont les deux couplets reposent quasi-uniquement sur des allitérations en F. Une belle démonstration d’agilité et la preuve pour qui en doutait que le rappeur d’origine colombienne peut s’illustrer dans d’autres registres que le rap sale et minimaliste, après le sommet du genre que fut Aguardiente l’an dernier.  – Kiko

Retch – « Off the Porch »

Retch a un grain de folie. Le micro entre les mains, on ne sait pas si nous sommes directement menacés par ses coups de sang. Ses structures rythmiques imprévisibles donnent de l’épaisseur à un univers anxiogène créé dans Richer Than the Opps. Off the Porch incarne cette sensation de gêne. D’un côté, l’auditeur subjugué par ses fulgurances et un monde riche d’imagination, mais surtout, angoissant et codéiné. Puis de l’autre, des avertissements permanents de ne pas y entrer. Une façon de nous attirer et de nous dégoûter. Une manière de se dédouaner de toutes responsabilités. Personnes fragiles s’abstenir. (« Why you actin’ scary ? Pussy nigga, man up / Nigga pull up shootin’ at you, what you gon’ do? / Chopper turn a silly nigga straight to fondue ») – Shawnpucc

Dave – « Screwface Capital »

Inspiré par les séances de thérapie que son frère aîné suivait lors de sa peine de prison, Psychodrama est un premier album audacieux et ambitieux pour le jeune Dave. Il y passe d’instants de soulagement et de répit (« Location », « Voices ») à des morceaux dans lesquels il met les mots, consciemment ou non, sur les causes de ses traumas. Parmi eux, « Screwface Capital » est une photographie crue sans être vulgaire de son quartier de Streatham, dans la banlieue sud de Londres. Qu’il se mette parfois dans la peau de ses frères tombés dans le piège du crime ou donne dans l’autobiographie, Dave décrit de sa voix grave et monotone un milieu urbain étouffant. Un sentiment accentué par la production froide et mélodieuse de 169, son producteur, et Fraser T. Smith, arrangeur pop déjà responsable de la qualité du Gang Signs & Prayers de Stormzy. Sur la production aux accents trap mais épurée du beatmaker, le piano sobre du compositeur ricoche parfaitement, à mesure que des éléments orchestraux s’ajoutent crescendo, jusqu’à un climax offrant une conclusion instrumentale aigre-douce. Tout dans « Screwface Capital », du texte à l’instrumental au flow millimétré de Dave, tombe juste, sans démonstration excessive. À l’image d’un album fin dans sa réalisation, dense dans son contenu, probablement le meilleur du rap anglais depuis des années. – Raphaël

03 Greedo – « Loaded »

Par rapport aux standards qu’il a lui-même imposé, les moments où Greedo atteint le fameux god level sur Still Summer in the Projects sont relativement rares. La faute, en partie, à une alchimie perfectible avec DJ Mustard, loin des sommets atteints par le rappeur californien lorsqu’il collabore, par exemple, avec son comparse Kenny Beats. Sur « Loaded », toutefois, le Grape Street Crip peut donner la pleine mesure de son talent. Sa voix éraillée se lance, toute en variations, dans une ballade égocentrée qui est aussi une ode à la possession d’armes et de bijoux. Parfois, par intermittence, surgissent les bribes d’un passé violent, vécu « by the bullet ». Partout, les marques de fragilité affleurent, sous les différents filtres qui recouvrent la voix de Greedo. Sur une intonation, une note mal tenue, ou une modulation chevrotante, toute l’épaisseur de sa musique se révèle en laissant échapper son blues si particulier, qui empreinte aux grandes terres de la musique américaine, de St Louis à Los Angeles en passant par Atlanta. – Léon

Kevin Abstract – « Corpus Christi »

Corpus Christi, c’est le nom de la ville du Texas où Kevin Abstract a grandi, et c’est le titre qu’il a donné à ce morceau où se mêlent souvenirs d’enfance, regrets d’avoir laissé tomber des gens dans son sillage et sentiment de rejet. De là à se voir en figure christique crucifiée en public ? Pas impossible. Le chef de file de Brockhampton n’est pas sorti indemne de l’épisode du départ forcé d’Ameer Vann, qui a profondément ébranlé le groupe. Il s’en ouvre sans artifices sur une instru très dépouillée à la progression joliment menée produite par Hemnani (le producteur maison de Brockhampton) et Jack Antonoff (qui a entre autres travaillé pour Lorde et Lana Del Rey). Corpus Christi soulève une question essentielle qui s’applique à tout artiste qui aborde des sujets intimes : où se situe la frontière entre l’expression sincère et l’exploitation d’un drame personnel pour se bâtir une « histoire » ? Mais Kevin Abstract n’a pas à s’inquiéter, il a saisi la différence subtile entre se mettre à nu et s’exhiber. – David

Yugen Blakrok – « Obsidian Night »

On pouvait s’attendre à ce que Yugen Blakrok bénéficie de son apparition sur la bande originale de Black Panther l’an dernier pour toucher un plus large public. Ce n’est certainement pas pour tout de suite : son album Anima Mysterium est très difficile d’accès et grave au possible. Mais aussi formidablement riche pour quiconque fera l’effort de s’y pencher attentivement. « Obsidian Night » en est l’un des meilleurs moments : des cuivres tourmentés s’y disputent avec une guitare menaçante, sur un breakbeat qui semble taper de plus en plus fort au fil des mesures. Il y a des bruits, des scratches, des extraits de film et chaque écoute révèle un nouvel aspect du morceau. Parfaitement à sa place dans cette ambiance pré-orageuse, la rappeuse sud-africaine martèle un texte halluciné et hallucinant de son flow sentencieux et monocorde : « The matriarch glistening, long before the bronze age/Lineage of lioness, the secret sisterhood of elements/Building blocks like Amazonian tenements/I am star crossed lover to myself/Mirror image responds back in the form of seismic events ». Il faudra clairement chercher ailleurs de la musique pour ambiancer vos barbecues cet été, mais le résultat est impressionnant. – Kiko

Maxo – « In My Penny’s »

La mélancolie est au centre de LIL BIG MAN de Maxo. Dans cet espace à la fois doux et étrange, le rappeur californien réussit à détenir une clairvoyance utile pour ne pas tomber dans les poncifs d’une oeuvre pour les jeunes adultes mécontents d’avoir dû grandir. Le titre In My Penny’s est éclairé par ces quelques souvenirs attendrissants, bercés par une jeunesse insouciante, loin du monde et des tracas des adultes (« This that doing your homework right before dinnertime / This that cleaning off your shoes for the first day of school / ‘Cause your daddy lost his job just a week ago »). À travers chaque ligne, Maxo regarde en arrière sans aucun regret d’avoir vu le temps filer avec une passion toujours intacte, comme un gamin naïf, avide de changer le monde (« Ayy, I’ma change this world, let me spark my weed »). Produit par Swarvy, compositeur inspiré des textures musicales de Knxwledge ou encore DJ Harrison, les voix superposées et étirées donnent la sensation de se perdre dans un rêve lucide. Une drôle de sensation. – Shawnpucc

Percy Keith – « Organized Crime »

Ancien membre du label BWA, Percy Keith écume la scène de Bâton Rouge depuis plusieurs années dorénavant, et ne cesse de produire une musique de qualité. La très bonne mixtape « Crazy on tha outside », notamment, faisait état d’un talent sûr et d’un bon goût indéniable en matière d’invités (Kevin Gates, Dreco, Hey Daem, Shy Glizzy…). Après un beef avec son ancien acolyte Kevin Gates, il revient en 2019 avec « Imperfect Timing ». Malgré quelques sacrifices aux modes de l’époque (des instrumentales souvent génériques et des tentatives de flow à la Young Thug plutôt maîtrisées mais dispensables), il s’agit d’un projet plaisant, dont la tonalité douce-amère sur fond d’accords de guitare évoquent parfois légèrement un A-Wax version Louisiane, version Glock 9 couvert de poisse et mains suintantes qui ne tremblent pas. Pour preuve : « Organized Crime », son refrain familier (« I got money on my mind ») érigé en mantra suave et sa mélancolie feutrée. – Léon

Denzel Curry – « Ricky »

Denzel Curry est un enfant des sous-cultures du rap. « We was Three 6, Wu-Tang mixed with Dipset », crâne-t-il fièrement sur « Ricky », à propos de ces groupes qui ont créé de véritables mouvements influents, et inspiré son centre de formation, le Raider Klan. Mais sur « Ricky », Denzel Curry rappelle surtout qu’il est le fils d’immigrés bahaméens, notamment son père, Ricky, à la fois figure respectée, encourageante et distributrice de bons conseils. Sur ce morceau à l’énergie irradiante, Denzel Curry offre des bouts de biographie et de généalogie, bien servi par FnZ, le duo de producteurs australiens fidèles au Floridien depuis Imperial, en 2016. Leur instrumental est une suite de notes perçantes ressemblant à un steel drum de synthèse, à la limite du désaccord, et portées par un beat sautillant où la basse hurle puis reprend sa respiration, comme si elle toussait, par cycle. Le morceau est surtout entrecoupé d’un refrain inspiré par le rap screwed & chopped de Fat Pat et DJ Screw, créant une faille spatio-temporelle entre le Houston d’il y a quinze ans et le Soundcloud rap floridien si influent de cette fin de décennie. Et lorsqu’il faudra faire l’inventaire de cette scène bouillonnante et turbulente, Denzel Curry pourra lui aussi assumer fièrement sa part de paternité. – Raphaël

Juicy J – « Three Point Stance » ft. Megan Thee Stallion & City Girls

Il faudra un jour compter combien de titres consacrés au cul Juicy J a pu sortir dans sa carrière. Une pelletée en tout cas. Pour celui-ci, il a convié les rappeuses les plus tournées vers le sexe du moment : Yung Miami du duo floridien City Girls (qui ont du bagout à défaut d’être éblouissantes) et surtout Megan Thee Stallion, la nouvelle incarnation féminine d’un rap « de bonhomme ». L’alchimie entre Juicy et Megan ne se dément pas, après leur collaboration réussie sur plusieurs titres de Fever. Comme on pouvait s’y attendre, « Three Point Stance » ne fait pas dans la finesse, mais ça faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu le verbe skeet skeet dans un refrain, alors on ne va pas bouder son plaisir. – David

Tuamie & Fly Anakin – « Splinters » ft. Ankhlejohn & Al.Divino

L’heure n’est plus vraiment aux super groupes, mais une association sur le long terme entre Fly Anakin, Ankhlejohn et Al.Divino aurait sacrément de la gueule. La complémentarité de ces trois-là saute aux oreilles sur « Splinters », ne serait-ce que par les timbres de voix : éraillé et nasillard pour Ankhlejohn, lourd et rauque pour Al.Divino, juvénile et toujours au bord de la rupture pour Anakin. Trois registres différents, pas de refrain pour donner du liant mais pourtant ça fonctionne à merveille. Tuamie, le beatmaker, impose comme toujours sa patte hypnotique et nerveuse. Voilà une brochette de talents dont on attend beaucoup dans les années à venir. – Kiko

Pi’erre Bourne – « Romeo Must Die »

La composition musicale a été percutée de plein fouet par la démocratisation des outils de production. Les coûts réduits. Les barrières écroulées. Le ticket d’entrée est équivalent à l’installation d’un software sur son ordinateur. Dans cette ère dominée par les faussaires, les répliques ont pris le dessus mais quelques acteurs arrivent à nous faire vibrer. Pi’erre Bourne est dénominateur commun du succès d’une pléiade de jeunes artistes. Reconnu et respecté pour son tandem avec Playboi Carti, ce semestre, le natif de New York a redoublé d’efforts avec Young Nudy pour un projet commun intitulé Sli’merre. Mais pour pérenniser son nom, il a saisi l’importance de réaliser ses projets individuels. Sorti chez Interscope, l’album The Life of Pi’erre 4 est un moyen pour ancrer un peu plus dans notre subconscient son tag « Yo Pierre, you wanna come out here ? ». Dans cette démarche, toute sa singularité transpire sur Romeo Must Die. Avec une esthétique très propre à lui, des basses saturées comme pour écouter sa musique sur son téléphone avec des écouteurs pourris, le producteur passe avec aisance derrière le micro. Il s’efforce de construire des mélodies sur des boucles inversées. Il décomplexe sa voix sous des effets auto-tunés. Et les ad-libs sont hautement addictives. Le sujet est simple : une histoire d’amour. Mais les frontières musicales ne se font plus sentir. Et dans ce style, Pi’erre Bourne apporte quelque chose de frais : sa patte. – Shawnpucc

M huncho – « Rock Bottom » ft. Yxng Bane

En 2017, le DJ et producteur anglais Kenny Allstar invite dans son émission « Mad About Bars » le rappeur M Huncho pour une session freestyle de haute volée. Le rappeur cagoulé perce l’écran et se fait un nom au sein de l’effervescente scène londonienne. Derrière le masque ne se cache pourtant pas l’un des nombreux pourvoyeurs de UK drill. Au contraire, M Huncho fait plutôt figure d’exception. A entendre ses ballades sous auto-tune qui racontent la solitude d’une vie de trapper, il se révèle plus proche d’un Future que de la plupart de ses virulents compatriotes. Utopia est un album solide de bout en bout, porté par les singles « Ocho Cinco » ainsi que le redoutable « Birds », dont le clip donne à l’univers du rappeur des allures médiévales aux accents mystiques. Surtout, il invite Yxng Bane sur « Rock Bottom » pour un des sommets du projet. Une fois n’est pas coutume, le premier commentaire sous la vidéo Youtube brille par sa pertinence : « Is this a dagger which I see before me ? » En effet, cette complainte lancinante a des accents shakespeariens, tant M Huncho, sur du velours, y dispense ses réflexions désabusées sur la condition humaine et son manque de confiance envers ses semblables. Sur la table, un poignard, de la drogue et une montre de luxe au mécanisme silencieux. – Léon


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