Rhythm-al-ism, la rage de la fête
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Rhythm-al-ism, la rage de la fête

À l’occasion des vingt ans de Rhythm-al-ism, nous avons voulu retracer la genèse chaotique de ce disque en allant à la rencontre de l’ancien manager de DJ Quik, Stan Sheppard, et du guitariste légendaire Rob « Fonksta » Bacon.

DJ Quik a toujours occupé une place à part dans le paysage du rap, un pied dans la lumière et l’autre dans l’ombre. Pionnier du G-funk, ses quatre premiers albums sont disques d’or, mais il n’a jamais véritablement accédé au statut de superstar dont jouissaient à la même époque les rappeurs du label Death Row. En parallèle à sa carrière solo, c’est derrière les machines qu’il a connu le plus de succès. Il a produit, mixé et arrangé pour tout le monde. Il affirme qu’il n’a vendu « que » trois millions et demi de disques en tant que DJ Quik, mais qu’en comptant ceux qu’il a produits pour les autres, il atteint les cent millions.

Au milieu des années 1990, il se lasse de travailler en tant qu’homme de l’ombre chez Death Row. Il y a, entre autres, mixé une bonne partie de All Eyez On Me de 2Pac, sur lequel il a également produit « Heartz of Men ». DJ Quik a alors déjà trois albums solos sous la ceinture : Quik Is the Name en 1991, Way 2 Fonky en 1992 et Safe + Sound en 1995. À chaque disque, sa palette s’enrichit. Quik maîtrise davantage d’instruments et de techniques d’enregistrement. D’un gangsta rap brut sur des boucles simples (et funky), il étoffe son répertoire et diversifie ses influences à mesure qu’il prend de la bouteille et s’entoure de musiciens chevronnés qui lui font profiter de leur expérience. Sa musique devient plus chaude, plus organique, plus personnelle.

Cette maturation se concrétise en novembre 1998 avec Rhythm-al-ism, un album dédié à la fête, à la sexualité, au succès et surtout à la musique elle-même, dans un mélange débridé de funk, de R&B, de jazz et de rap. Chemise en satin bleu électrique déboutonnée jusqu’au torse, regard lascif, permanente impeccable, la pochette annonce la couleur : on s’affranchit des codes et on donne ça à l’ancienne. Tout le cercle rapproché de Quik est là, aussi bien la clique des premières heures (AMG, 2nd II None, Hi-C, Rob Bacon) que ses amitiés plus récentes (El Debarge, Suga Free, Mausberg). Rhythm-al-ism, c’est un grand bazar chaleureux, familial, expérimental, où se croisent les rimes d’une bassesse crasse d’un pimp, des réflexions sur la vie et un solo de guitare électrique d’anthologie. Stan Sheppard, ancien manager de DJ Quik, et Rob « Fonksta » Bacon, guitariste, nous ont raconté leurs souvenirs de cette époque.

L’alchimie

Rob « Fonksta » Bacon est né et a grandi à Detroit. Il a été élevé à la soul de la Motown, à la funk de Parliament et Funkadelic, au rock classique. Il compte également parmi ses inspirations les Isley Brothers, Zapp, Prince, Cameo. Dès qu’il termine le lycée, il s’envole pour Los Angeles où il débute sa carrière en tant que musicien de studio.

« Vers 1990-1991, on a commencé à beaucoup m’appeler pour des sessions de guitare. Le rap West Coast était alors en pleine ébullition. Je travaillais pas mal avec une équipe, Total Trak Productions. Ils m’ont appelé un soir pour venir à leur studio et jouer de la guitare et de la basse sur plusieurs morceaux d’un jeune rappeur-producteur avec qui ils bossaient. C’était DJ Quik. J’ai senti immédiatement que le gamin était super talentueux et avait une excellente oreille pour la musique. Cette nuit-là, on a enregistré « 8 Ball » pour son premier album, Quik Is The Name. À compter de cet instant, on a développé un lien créatif très fort qui nous a réunis en studio presque tous les jours pendant trois ou quatre ans d’affilée ! »

Ces deux-là s’entendent si bien et travaillent si étroitement ensemble que Bacon coproduit entièrement le second album de Quik, Way 2 Fonky. Leur complicité ne se dément pas au fur et à mesure des années et Bacon est toujours de l’aventure, participant notamment aux fameux « Quik’s Groove », de subtiles parenthèses instrumentales présentes sur chaque disque. Dans les remerciements de Rhythm-al-ism, Quik dit même de Bacon qu’il lui a appris « à pleurer à travers la musique ».

« Nous étions tous les deux jeunes à nos débuts, et nous devenions des hommes et déversions nos expériences de vie dans la musique, parce que c’est là que nous passions le plus clair de notre temps. Notre lien était spécial, parce que nous comprenions le langage musical de l’autre. »

Au moment de l’enregistrement de Rhythm-al-ism, le processus de création entre eux est bien rodé : « Ça démarrait la plupart du temps avec un beat ou une boucle que Quik avait programmé. Puis je commençais par créer une ligne de basse et je saupoudrais de guitare pour aider le morceau à « danser », ce que Roger Troutman en personne m’a appris durant les moments que Quik et moi avons eu la chance de passer avec lui. À l’occasion, j’ajoutais des synthés (des freakboardz, comme on les surnommait). Quik jouait aussi du clavier sur pas mal de productions. Il est extrêmement doué. »

 

« Je me souviendrai toujours de la nuit où on a enregistré « Medley for a V » ! »

Rob Bacon

« Medley for a V », l’un des morceaux-phares de l’album, regroupe la fine fleur du rap West Coast de l’époque pour un titre entièrement dédié à l’appareil génital féminin. Oui, on n’est pas toujours dans la finesse. Nate Dogg et El Debarge sont là pour chanter des insanités avec une classe insolente. Le morceau est si délirant que le couplet final de DJ Quik est entièrement à l’envers. Et comme si cela ne suffisait pas, le titre est repris en dernière piste de l’album pour terminer sur une extravagance funk avec Rob Bacon à la guitare.

« Je me souviendrai toujours de la nuit où on a enregistré ça ! C’était une session tardive au studio. Quik a mis le morceau, et vers la fin, il m’a juste dit de me lâcher et de me faire plaisir. Snoop Dogg, Nate Dogg, AMG, Hi-C, AMG, Mausberg, El Debarge étaient là, ainsi que quelques autres dont je ne me souviens plus. Ils se tenaient tous autour de moi pendant que je donnais tout. Tout le monde se laissait porter par le funk et la magie de cet instant. Des Crips, des Bloods, qui s’ambiançaient tous ensemble au son de ce que je jouais. C’était un moment très spécial. »

Rhythm-al-ism s’achève sur ce morceau de bravoure qui laisse libre cours à la virtuosité, un concept cher à DJ Quik, qui poursuit cette idée d’album en album et vient lui-même à se considérer comme une « bête de musique » après avoir intégré les enseignements de Bacon et El Debarge. Mais avant de parvenir à cet aboutissement à travers Rhythm-al-ism, Quik a dû surmonter de nombreux obstacles, en premier lieu avec sa maison de disques.

Un nouveau départ chez Arista

Ancien compositeur et producteur de R&B pour les labels Motown, RCA et Island, Stan Sheppard a quarante-trois ans quand, en 1994, il décide de se lancer dans le milieu du rap. Le premier artiste qu’il manage est DJ Battlecat. De connaissance en connaissance, il rencontre des gens de Compton qui cherchent à aider DJ Quik à se sortir d’un mauvais pas chez Profile Records. « Après m’être penché sur sa situation, j’ai découvert que DJ Quik était ce qu’on appelle en suspens. En bref, sa carrière était compromise. DJ Quik était convaincu qu’il ne touchait pas tous les droits qui lui revenaient. Et en retour, il refusait de donner à la maison de disques les nouveaux morceaux qu’il enregistrait. C’était compliqué. Évidemment, comme Profile avait cessé de le payer, DJ Quik n’avait pas les fonds nécessaires pour se lancer dans un combat juridique très coûteux contre sa maison de disques. Il se trouvait donc dans une situation délicate. J’ai rencontré Quik et ses amis de Compton et j’ai fini par accepter de leur venir en aide. Après des mois de négociations, je suis parvenu à obtenir qu’il soit libéré de son contrat chez Profile, ainsi que le groupe 2nd II None qu’il avait fait signer sur le label pour les produire. J’ai personnellement négocié leur accord avec Clive Davis chez Arista quand la maison de disques a racheté Profile. »

Clive Davis, le magnat de l’industrie du disque qui a toujours eu du flair, avait déjà accueilli Bad Boys Records de Puff Daddy quelques années plus tôt. DJ Quik, désormais signé chez Arista, conseillé par un manager avisé et débarrassé pour un temps des tracas de paperasse, s’attelle à ce qui sera Rhythm-al-ism sous le chaperonnage d’un nouveau patron avec qui il entretient une relation fructueuse. Avec cet album, Quik et son label veulent frapper fort. « Clive Davis et son équipe adoraient la musique de Quik, mais il était jusque-là très peu connu en dehors des radios rap de la côte ouest. Arista voulait se faire une place sur ce marché et prouver qu’ils pouvaient promouvoir une star du rap californien. Ils étaient convaincus que Quik était l’artiste qu’il leur fallait pour s’inscrire dans ce créneau. L’album a d’ailleurs été un gros succès. »

Quelques mois après sa sortie, Rhythm-al-ism s’est écoulé à plus de cinq cent mille exemplaires et est certifié disque d’or, porté par les singles « You’z a Ganxta », « Down, Down, Down » et « Hand in Hand ». Ce n’était sans doute pas tout à fait le raz-de-marée escompté, mais c’était une victoire. Une victoire que DJ Quik n’a pas pu savourer pleinement car il était déjà entré dans une période particulièrement sombre de sa vie personnelle, marquée par la mort.

Le déchirement

Nous sommes en janvier 1998, Rhythm-al-ism avance bien et DJ Quik vit alors dans une maison à Woodland Hills, une bourgade tranquille sur les hauteurs de Los Angeles. Il est presque minuit et DJ Quik est à l’étage quand un coup de feu retentit au rez-de-chaussée. Après quelques instants de confusion, d’autres tirs résonnent. Quik s’aventure en bas et trouve son neveu de vingt-deux ans, seul, une arme à la main. Celui-ci n’a pas l’air dans son état normal. Pris de panique, il s’enfuit dans la nuit en abandonnant son pistolet sur place. Quelques instants plus tard, Quik découvre son assistant et meilleur ami, Top Dog, gisant dans le jardin, grièvement blessé. Il a été touché à deux reprises. Quik et un ami présent sur place le transportent immédiatement jusqu’à sa voiture et foncent à l’hôpital le plus proche. Top Dog, de son vrai nom Darryl Reed, succombe dans la nuit des suites de ses blessures. Le neveu de DJ Quik, lui, sera appréhendé sur le parking d’un centre commercial, après une brève poursuite à pied avec la police. Le monde de DJ Quik vient de s’effondrer.

« Ce soir-là, se souvient Rob Bacon, j’enregistrais avec Quik chez lui et je venais tout juste de partir pour rentrer chez moi quand j’ai reçu un appel de notre ami et coproducteur G-1 pour m’apprendre qu’on venait de tirer sur Top Dog. Je ne pourrai jamais décrire à quel point Quik en a été affecté. Toute l’équipe était ébranlée. C’était triste, effrayant et étrange. »

« La musique était son échappatoire à la folie qui le cernait. »

Stan Sheppard

Les deux hommes entretenaient apparemment une rivalité de longue date, même si Stan Sheppard, interrogé à l’époque par le L.A. Times, soutenaient le contraire. On sait depuis que le neveu de Quik, un garçon au tempérament instable, prenait alors de la méthamphétamine. Quik est dévasté par ce qui s’est produit sous son propre toit, par cette mort absurde qui le touche doublement. Il connaissait Top Dog depuis l’enfance. Celui-ci lui avait inspiré son hit « Dollaz + Sense » sur le précédent album. Suite au drame, Quik adopte la fille de son ami disparu. D’une sensibilité à fleur de peau, Quik accuse particulièrement le coup.

« Ce drame nous a tous traumatisés, explique Stan Sheppard. Nous étions bouleversés, confus et accablés de chagrin parce que le jeune homme qui a été tué était le meilleur ami de DJ Quik et un ami pour chacun d’entre nous. DJ Quik a bien entendu cessé toute activité en rapport avec son album pour tâcher de se remettre de la mort de son meilleur ami et faire face aux procédures judiciaires qui ont suivi. Tout le monde dans notre camp l’a entouré d’amour, et après quelque temps, il a semblé recouvrer des forces, tant mentalement que physiquement, quand il est revenu en studio pour créer à nouveau. La musique était son échappatoire à la folie qui le cernait. » Un avis partagé par Rob Bacon : « Je pense que Quik s’est immergé totalement dans l’album à la fois comme un hommage à notre camarade disparu et comme une forme de thérapie. »

Quik se remet en effet très vite au travail au vu de l’énormité de ce qui vient de le frapper de plein fouet. Il s’enferme dans son album sans
vraiment prendre la mesure de la gravité des événements. Quik dira lui-même avec le recul qu’il n’a jamais su comment faire son deuil. Il mange peu, il se met à beaucoup boire et fumer et il se réfugie dans la musique. El Debarge, crooner des années 1980, idole de jeunesse et figure d’ange gardien pour Quik, est là pour le soutenir spirituellement. Il chantera même aux funérailles de Top Dog.

Moins de dix mois après le meurtre sort Rhythm-al-ism. Hanté par la douleur et un deuil impossible, DJ Quik a réalisé cet album flamboyant, sexuel, déluré, comme une célébration de la vie, un manifeste pour la fête coûte que coûte, jusque dans les moments où elle semble le plus inconcevable.

Le Gatsby de Compton

DJ Quik a toujours eu la fête dans le sang. Riche et célèbre à vingt ans, l’argent lui brûle les doigts et il mène un train de vie effréné partagé entre musique et soirées. Il prend vite l’habitude de donner de grandes fêtes dispendieuses. Il accueille chez lui toute la débauche du Loup de Wall Street. Les enceintes hurlent, un feu de joie brûle dans le jardin, des filles courent nues à travers la maison, on renverse, on casse, on vole. La situation dégénère régulièrement, si bien que DJ Quik doit prendre la précaution d’avoir des gardes armés chez lui. La fête poussée jusqu’à tous les excès, comme s’il n’y avait pas de lendemain, est pour lui une passion. C’est aussi une manière de conjurer la mort et la violence dans lesquelles il a grandi et dont il a toujours été entouré. Et cette fuite en avant permanente ne prend pas fin avec le meurtre de Top Dog, au contraire. Quik déclare à Complex en 2012 à propos du titre « We Still Party » : « J’ai écrit ce morceau pour lui, pour me dresser contre tous les enfoirés qui essaient de tuer notre joie de vivre et leur faire comprendre qu’on va faire la fête jusqu’à la mort. Vous ne pourrez pas nous empêcher de nous amuser. » « We Still Party » incarne avec élégance cet état d’esprit de célébration presque forcenée. « C’est à jamais mon morceau préféré qu’on ait enregistré ensemble » confie Rob Fonksta Bacon.

Si Quik parvient à concilier l’impossible et à conserver pour encore quelques années l’envie de faire la fête, il abandonne en revanche pour Rhythm-al-ism l’imagerie de violence traditionnelle du gangsta rap. S’il n’a jamais eu un univers centré autour de la violence, c’était néanmoins un élément présent dans sa musique, où il s’affichait fièrement en tant que membre du gang des Bloods. Stan Sheppard se souvient d’un environnement de travail parfois surréaliste : « Lorsque je suis devenu le manager de DJ Quik, je n’avais aucune idée du type de problèmes auxquels j’allais devoir faire face. À l’époque, le gang des Crips lançait des menaces de mort très sérieuses à l’encontre de Quik et il fallait qu’il soit escorté en permanence par plusieurs gardes. Quand nous étions dans des studios d’enregistrement à Hollywood, il y avait toujours des gars de Compton lourdement armés qui l’entouraient. Et quand il sortait le soir pour aller au restaurant ou assister à des événements, ils nous accompagnaient. »

« See, some don’t realize the power of lyrics / Cause when you rap abouth death, you talkin’ to spirits »

Sur « You’z a Ganxta », l’un des singles de l’album, DJ Quik se défend justement d’être un gangster et de promouvoir la violence. C’est entre autres l’assassinat de Notorious B.I.G. en 1997 qui lui inspire cette prise de position plus responsable. Dans le troisième couplet, Quik se fait presque mystique : en invoquant sans cesse la mort dans ses textes, on l’attire sur soi ; on ne peut pas en faire son fonds de commerce et s’étonner qu’elle nous frappe. Ce rejet des paroles violentes s’accorde avec le choix d’une image plus R&B, illustré par cette pochette tout droit sortie des années 1980 où Quik arbore un look quasiment androgyne.

Rhythm-al-ism est avant tout un album où se devine un amour et un dévouement sans bornes à la musique. Quik y brouille les pistes, fusionne les genres, expérimente. Il revient aux sources du G-funk tout en explorant sa propre voie. C’est sans doute ce qui rend Rhythm-al-ism intemporel. C’est l’album d’un créateur de son plus que celui d’un rappeur. Il aura fallu beaucoup de ténacité pour que DJ Quik parvienne à sortir ce disque malgré toutes les épreuves, des plus mesquines aux plus terribles, qui se sont dressées sur son chemin. « À ce jour, raconte Stan Sheppard, je ne comprends toujours pas comment il a pu accomplir tant de choses musicalement avec tout ce stress qui pesait sur lui. J’en ai été le témoin, et c’était une expérience incroyable à vivre. »

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