Chronique

Jay Z & Kanye West
Watch The Throne

Roc-A-Fella Records - 2011

The Worst Shit. La combinaison d’une vulgarité extrême avec des formes verbales et visuelles sophistiquées. Voilà la définition du rap telle que la donnait Rick Rubin, co-fondateur du label Def Jam, au début des années 80. Kanye West avait peut-être la même vision en tête quand il a défini le concept de Watch The Throne, l’album commun qu’il livre aujourd’hui avec Jay-Z. « Cet album va être très dark et sexy – très couture hip-hop » racontait-il l’année dernière. « Jay-Z et moi, on a déjà fait des gros morceaux et des sons extravagants, alors là on va juste faire des morceaux crades et niqués, complètement hardcore. Mais ce sera aussi luxueux, vraiment grande classe. »

Couture Hip-Hop. Cette friction de la crasse avec le luxe, Jay-Z et Kanye West l’ont exploitée dans les moindres détails de Watch The Throne. Le disque a été enregistré à l’arrache, ou presque, dans des home-studios de fortune installés dans des palaces à Paris, Londres ou Abu Dhabi. « H.A.M. », premier extrait de l’album, superpose des chœurs d’opéra sur un beat mastodonte de Lex Luger. Dans le clip d' »Otis », les deux rappeurs dézinguent une berline hors de prix pour faire des dérapages dans un hangar. « Sophisticated Ignorance, I write my curses in cursive », lâche Kanye West. Pour les deux associés – qui collaborent ensemble depuis l’époque où Kanye West n’était qu’un beatmaker anonyme et Jay-Z une star new-yorkaise – cette ligne artistique élitiste mais spontanée est sans doute la voie la plus judicieuse à ce stade de leurs carrières : à la fois fidèle à leur réalité de millionnaires inaccessibles, mais suffisamment singulière pour que l’album final dénote dans leurs discographies respectives.

Kanye West est ici dans un contexte familier : comme dans son dernier album, My Beautiful Dark Twisted Fantasy, il convoque des arrangements grandioses – on croit reconnaître un cor de chasse dans « Lift Off » – et prolonge à l’excès les morceaux au-delà de leur fin logique. Survolté et décadent – la routine, donc – il paraît toujours porté par l’ambition de construire un son plus épique que le précédent (a-t-il levé les bras au ciel en réécoutant la caisse claire saturée qui conclut l’effrayant « Ni**as in Paris » ?). Dans le même temps, il propose une alternative solide à un vieil écueil de la production rap US. Avec lui, les collaborateurs prestigieux ne vampirisent pas l’espace sonore, mais redeviennent de simples musiciens de studios – bien cachés dans le disque, les Neptunes, Seal et Q-Tip sont quasi-indétectables. S’ils sont nombreux à l’épauler, l’empreinte Kanye West reste omniprésente. Ainsi Swizz Beatz, habituellement déchaîné, se retrouve ici associé à une introspection amère (« Welcome to the Jungle »). Et ça fonctionne : les collaborations multiples cimentent la cohérence du disque tout en renforçant sa mythologie luxueuse.

« Il y a quelque chose de rafraîchissant dans ce spectacle d’un Jay-Z essayant de trouver sa place au milieu du barda d’idées entreposées par Kanye West.  »

Présenté comme une rencontre au sommet entre deux géants, Watch The Throne ressemble finalement à une expérience de Kanye West sur Jay-Z qui, par instant, semble étrangement timide. Dans « New Day », même s’il livre l’un des couplets les plus personnels de sa carrière récente, il faut tendre l’oreille pour entendre sa voix, noyée – volontairement ? – derrière celle de Nina Simone. Il y a quelque chose de rafraîchissant dans ce spectacle d’un Jay-Z essayant de trouver sa place au milieu du barda d’idées entreposées par Kanye West. Pour Jay-Z, la démarche est peut-être accidentelle, mais salvatrice. Ses albums récents, Kingdom Come et The Blueprint 3 en tête, s’apparentaient à d’implacables supports de communication à l’efficacité trop calculée. En déchirant le cahier des charges, Kanye West arrache son aîné au confort propret de sa légende. Pour le premier extrait de l’album, le duo aurait pu miser sur un hymne consensuel. Ils enregistreront « Otis », pass-pass sans refrain sur un beat d’une crudité absolue : un sample minimal d’Otis Redding. Un véritable anti-single.

Le rap de Jay-Z a toujours été le commentaire audio de sa réussite. Mais cette réussite ne se suffisait pas à elle-même – ce sont les calques de malice, de tourmente et d’esprit de conquête qui rendaient le personnage fascinant. Affadie dans l’après Kingdom Come, sa complexité réapparaît avec Watch The Throne, comme si le pathos de Kanye West – artiste torturé par excellence – avait déteint sur son partenaire. Leur notoriété est aujourd’hui égale, mais Kanye West et Jay-Z ne partagent pas les mêmes origines, ni les mêmes ambitions. L’un est une bête créative, souvent détestée, l’autre un ambassadeur du rap, bien décidé à se faire aimer par tous pour étendre son influence. Tous deux veulent marquer l’Histoire, et ils ont réussi à trouver dans Watch The Throne un terrain d’entente pour faire coexister leurs auras et les tirer vers le haut. Leur triomphe commun aurait pu n’être qu’un festival rutilant et superficiel, mais ses contours sont sombres, voire politiques : sous le packaging doré, Watch The Throne est un album noir, hanté par les fantômes de James Brown, Martin Luther King, Michael Jackson ou Danroy Henry, athlète de 20 ans tué par la police il y a quelques mois. Jay-Z lui dédie le titre « Murder to Excellence » et un peu plus loin, le jeune Frank Ocean donne la véritable conclusion du disque en fredonnant un symbolique « We made it in America ». Le ton n’est alors ni triomphal, ni autosatisfait : Jay-Z et Kanye West semblent simplement soulagés d’avoir pu arriver aussi loin. À cet instant, pour eux, Watch The Throne n’est plus seulement un tour de la victoire. C’est leur échappée belle.

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