Most of my heroes don’t appear on no stamps
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Most of my heroes don’t appear on no stamps

Si Public Enemy est le plus grand groupe de rap de l’histoire, ce n’est pas parce qu’il a fixé les standards de cette musique, mais au contraire parce qu’il en a fait explosé les cadres et que personne n’a encore réussi à recoller les morceaux.

Ces salauds m’ont pris en traître, j’ai failli ne pas les reconnaître. Concert House of Blues de Public Enemy attrapé par hasard, et méchant coup de vieux général. La tronche de Flavor Flav évoque davantage celle d’un rescapé de ‘Night of the Living Baseheads’ que celle de ‘911 is A Joke’, et la silhouette quadragénaire de Chuck D the rhyme animal a, disons, quelque peu perdu de sa félinité. Il serait exagéré de dire qu’on serait allé jusqu’à pleurer l’absence de Griff (lequel met plusieurs fois l’auditeur à l’épreuve par un emceeing particulièrement laborieux sur le dernier album), ni les gesticulations grand-guignol pénibles du S1-W. En revanche, on regrette amèrement la retraite du magicien Terminator X, même si sur scène DJ Lord ne fait pas semblant de le remplacer, et remplit efficacement son cahier des charges. C’est une question de prestance, et de nostalgie. Mais putain que ça tabasse…

Un petit détour. Piqûre de rappel brutale : les têtes d’affiche ont bien changé. Être passé en quinze ans de P.E. à 50 cent, c’est un peu comme avoir troqué Jean Jaurès contre François Hollande : on ne sait plus exactement quand ça a commencé à mal tourner, mais ce qui est sûr, c’est que ça fait très mal au cul. Il faut reconnaître que les coups de boutoir conjugués du fric et de la technique étaient difficiles à amortir. En tant qu’expression musicale, le rap était voué à être la discipline du hip-hop la plus facilement absorbable par le système marchand, la plus aisément convertible en produit de consommation de masse, la plus apte à remplir promptement les tiroirs-caisses. Et puisque le capital a le génie de transformer la merde en or et la vie en profit, il aurait tort de se freiner. De son côté, l’évolution technique a plus contribué à la régression du rap, c’est-à-dire à sa simplification, qu’autre chose. Avoir des moyens limités et du matos assez pourri incitait au bricolage, à la démerde, à l’inventivité. Sans pognon pour acheter les samples, les producteurs devaient s’efforcer de les trafiquer pour les rendre méconnaissables – pas de la copie mais du recyclage, une forme d’appropriation et de réinterprétation. Or ça fait un moment qu’on se contente de les recracher quasiment tels quels, en piétinant l’original au passage. Sauf évidemment un certain nombre d’exceptions bienvenues, tout ça a laissé place à l’empire de la formule mercantile magique : l’universelle recette de la boucle grillée répétée inlassablement sur tous les couplets, du beat basique immuablement normé (le syndrome : « on va quand même pas se faire chier à placer des breaks »), du refrain putassier. Un son bien propre, rapidement assimilable – comme le prouve la quasi-extinction du scratch – et qui ne risque pas de contrarier grand monde, ou alors pour faire semblant. Un son qui contrairement aux grands albums ne réclame aucun effort, aucune éducation, alors qu’il fallait des dizaines d’écoutes pour saisir toute la richesse des premiers brûlots d’artistes aussi différents que les Jungle Brothers, 3rd Bass ou Ice Cube, et évidemment P.E.. Et dans un autre genre, a-t-on réellement fait mieux que l’imparable Livin’like hustlers de Above the Law ? Seulement dix morceaux, mais dix morceaux… La force dévastatrice de la surproduction médiocre qui sévit sur les ondes, c’est que non seulement elle a conquis les oreilles, mais qu’en plus elle les a corrodées et disciplinées à un point tel que les ados « fans de rap » n’ont jamais entendu parler (et encore, sans remonter très loin) de Black Bastards, de Breaking Atoms ou de Stress: the Extinction Agenda. En fait, ils n’ont pas franchement envie d’en entendre parler, et d’ailleurs sont à peine capables de les écouter avec intérêt – sans parler de les trouver supérieurs à ce qu’ils ingurgitent.

« It Takes A Nation of Millions to Hold us Back n’est pas simplement en avance de dix ans sur son temps, il l’est sur aujourd’hui.  »

OK, je referme la parenthèse réac. Mais difficile de ne pas admettre que manquent terriblement ces sons crades, ces échantillons étouffés, ces crissements du vinyle, ces breaks de batterie old school, ces changements de beat et de boucle en cours de route, ces extraits de voix surgis de nulle part (le collage, notamment cinématographique : invention géniale du rap). Entre les dernières productions de Dr Dre et un vieux son de Marley Marl ou de Prince Paul… Si on commence à s’engueuler sur les vingt meilleurs disques de rap de l’histoire, au moins on est sûr de se mettre d’accord sur les bases de la controverse, pour taper nettement plus entre 1988 et 1994 qu’entre 1996 et 2002. Il y a même pas photo. Globalement, la construction musicale est allé vers le dépouillement si on est indulgent (le fameux « minimalisme », qui sert couramment d’excuse commode pour les manchots ou les feignasses du séquenceur), et vers une désolante pauvreté, si on l’est moins. C’est après coup qu’on mesure mieux la sophistication grandiose qu’avaient atteint certaines œuvres, la complexité de leur patchwork. Sur ce plan, soyons sérieux, rien ni personne n’a jamais atteint l’impact de P.E. à la cheville, notamment sur ces événements dans l’histoire de la musique que constituent It Takes A Nation of Millions to Hold us Back et Fear of A Black Planet.

Comme sur l’une de leurs photos les plus connues, on imagine bien le groupe réunis autour d’une table pour observer le plan de travail, le plan de bataille : « La confection de l’album ne leur demanda pas moins de trente jours d’un travail sans relâche au Green Street Studio. Alors que [Sadler] se consacrait aux rythmes de base, Hank, Chuck et Keith fournissaient les échantillons, les ornementations et les idées, donnant au projet une tournure expérimentale. Pour faire prendre corps à cette pléthore d’idées, il fallut utiliser un grand nombre de pistes : « Je me souviens que les ingénieurs du son rappliquaient pour consulter nos plans de travail (tracks sheets), ils n’en croyait pas leurs oreilles, déclare Sadler. Sur une piste, nous avions quelque chose comme une petite quinzaine d’éléments qui venaient s’intercaler à différents moments, mais il y avait également tout un tas d’autres pistes dans le même genre, des trucs qui intervenaient à des moments complètements différents, notre plan de travail avait l’épaisseur d’un livre. » Il estime que, pour certains morceaux, il ne fallut pas superposer moins de soixante-dix pistes, ce qui reste à ce jour encore inouï dans les annales du hip-hop. » (1).

« Si Terminator X ne scratche pas ou si Flavor et Chuck ne rappent pas, l’espace sonore est continuellement comblé par des samples et autres bruitages. Pas de silence. Aucun. Vingt titres et autant de torpilles. Un son jamais vu, jamais entendu. » (2)

It Takes A Nation of Millions to Hold us Back n’est pas simplement en avance de dix ans sur son temps, il l’est sur aujourd’hui. La densité de la construction sonore que le groupe a atteint avec le Bomb Squad – parfois, plus rarement, avec d’autres concepteurs -, et même sur des morceaux considérés comme mineurs (réécoutez par exemple ‘Air Hoodlum’ sur « Greatest Misses »…), n’a pas d’équivalent. Elle enfonce tout sur son passage, puisant dans l’ensemble de la culture noire américaine, et mêle sons brutaux (quelquefois difficilement identifiables), extraits de films, discours politiques. Elle télescope plusieurs échantillons en même temps, du plus lent au plus rapide et de gauche à droite (le bruit tronçonneur de ‘War at 33 1/3’…), croisant Coltrane et Scott-Heron, Rap Brown et James Brown, Wonder et Cleaver. Ecouter de bout en bout l’exceptionnel Fear of a Black Planet, certainement l’album le plus riche de l’histoire de rap, fait figure de véritable épreuve. Comme si c’était trop d’un coup.

Rien que pour l’enchaînement de ‘Night of the Living Baseheads’ et ‘Black Steel in the Hour of Chaos’, on peut passer sur tout le reste. C’est vrai qu’il y aurait sûrement beaucoup à (re)dire. On en rajoutera pas une couche sur quelques rapports troubles avec l’antisémitisme, de l’affaire Griff à la polémique autour de Swindlers’ Lust (jeu de mots foireux sur Schindlers’ List), en passant par une définition superflue du génocide noir comme « plus hardcore que l’Holocauste » puisque toujours en cours de perpétration (‘Can’t Truss it’ sur ‘Apocalypse 91’). On ne peut pas nier non plus ne pas être un tout petit peu agacé de voir le cultivé leader Chuck D habillé par Nike de la tête aux pieds pour prêcher politique, même si on avait compris depuis le début que la Révolution avait aussi peu de chances de passer par là plutôt qu’autre part. Par ailleurs et de façon générale, le miracle linguistique fait beaucoup. La médiation de l’anglais renferme un avantage colossal, pour les tympans et pour l’exportation : la faculté de faire passer agréablement des propos qui ne sont pas toujours du plus haut intérêt. Tout n’est pas dû qu’aux contorsions réussies du flow. A une échelle réduite et avec un talent monumental, disons qu’en l’occurrence ça a l’avantage d’émousser, entre autres, un discours religieux casse-burnes et pas franchement émancipateur – mais j’ai bien peur que l’athéisme en musique me ferait jeter tous mes disques.

Des critiques, du scepticisme, de l’agacement ? Bien sûr. Cependant, même les œuvres les plus bancales de P.E., comme le peu convaincant Muse-Sick-N-Hour-Mess-Age, déploient une texture sonore qu’aucun autre groupe, de loin y compris, n’a jamais approché. Et si on peut avoir quelques réserves (une petite cinquantaine en ce qui me concerne) envers les quatre remix du dernier ‘Revolverlution’, reste que la démarche, qui consistait à proposer des versions a cappella en lançant un concours aux auditeurs, est la marque de « vrais artistes », pour utiliser une expression sans doute pas très brillante. Ceux qui ne sont pas sensibles à la beauté oppressante de ‘Son of A Bush’ pour cause de guitares saturées devraient se forcer. Et que les fines bouches jettent une oreille à ‘Gotta Give the Peeps What They Need’, et viennent nous dire qui fait mieux…

(1) Fernando Jr. (S.H.), « The New Beats », cité par Christian Béthune, « Le rap. Une esthétique hors-la-loi », Paris, Autrement, 2003, pp. 72-73.

(2) David Dufresne, « Yo ! Révolution Rap », Paris, Ramsay, p. 51.

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