King of New York : 25 ans d’influence sur le rap
Cinéma

King of New York : 25 ans d’influence sur le rap

King of New York fête ses 25 ans. De Schoolly D à Kendrick Lamar en passant par Notorious B.I.G., retour sur un film devenu culte et ses innombrables connexions avec le hip-hop.

Parler de film de gangsters dans le rap, c’est très (trop) souvent parler de Scarface. Cité jusqu’à plus soif par tous les rappeurs de France et de Navarre, le long-métrage de Brian De Palma est dans toutes les bouches, jusqu’à occulter parfois d’autres films du genre, moins connus et accessibles mais tout aussi importants. Parmi eux, King of New York occupe une place de choix. Réalisé par Abel Ferrara en pleine effervescence commerciale du rap aux Etats-Unis, le film introduit à l’écran le premier rappeur gangsta, invite le séminal Schoolly D sur sa bande originale et voit son personnage principal, Frank White, donner à Notorious B.I.G. son plus célèbre alias. Tour d’horizon de ce qui fait de King of New York un film de gangsters majeur et, surtout, de ses nombreuses connexions avec le hip-hop.

De Terminator à John Gotti Le making-of de King of New York

1985 : pendant que le gangsta rap vit ses balbutiements avec les premiers disques de Schoolly D, Abel Ferrara imagine ce que sera King of New York. Retour sur la gestation d’un film culte.


Sorti sur les écrans français le 18 juillet 1990 et deux mois plus tard aux Etats-Unis, King of New York est le film qui a révélé Abel Ferrara au grand public. Assez peu reconnu aux states, il est pourtant de cette caste de cinéastes, à l’instar d’un Woody Allen ou d’un Martin Scorsese, qui ont durablement marqué New York de leur empreinte cinématographique. Après s’être fait la main sur du porno amateur, quelques épisodes de séries télé (Deux flics à Miami notamment) et une poignée de premiers films qui dévoilent déjà son obsession pour une Grosse Pomme rongée de l’intérieur, le réalisateur américain signe – deux ans avant Bad Lieutenant – son premier chef-d’œuvre.

« Je venais de voir Terminator », se rappelle Abel Ferrara. « Ce film avait fait un sacré foin. En le regardant je me suis dit : « Alors, c’est ça qui fait rêver les foules ? » Avec le recul, c’est loin d’être un mauvais film. Pour un film avec Schwarzenegger. C’était un vendredi soir et je me suis dit : « Je vais essayer de me mettre dans cette ambiance. » J’ai donc décidé d’écrire une histoire qui susciterait une vive réaction de la part du public. (…) Au départ, ça s’appelait Murder One. C’était d’abord une histoire de flics, puis de voyous. À l’époque, John Gotti était libre comme l’air. Il trainait avec ses hommes, on le voyait souvent à l’entrée de sa boîte. C’était un Al Capone moderne. La mafia italienne tournait à plein régime. ».

Il n’est pas difficile de saisir l’inspiration qu’a pu représenter Terminator (James Cameron, 1985) dans la conception de King of New York. On y trouve la même violence viscérale et expéditive, avec de nombreux gunfights très esthétisés. Le même monde lugubre, sombre et décadent, presque post-apocalyptique – il faut voir comment sont filmées les rues de Harlem au moment où Frank sort de prison, on se croirait dans le New York 1997 de Carpenter. Une photographie très similaire, plongée dans la pénombre, nimbée de bleu et de métal. Reste néanmoins que King of New York est fondamentalement très différent de l’œuvre de James Cameron. Loin des divagations futuristes de Sarah Connor et du T-800, le long-métrage de Ferrara raconte l’histoire de Frank White, un parrain pas tout à fait comme les autres. Tout juste sorti de prison, il fait le ménage chez les concurrents de tous bords (latinos, italiens, chinois, tout le monde y passe) et reprend le contrôle du trafic de drogue dans New York. Tout ça dans un but bien précis et, on avouera, peu commun : réunir assez d’argent pour sauver l’hôpital d’un quartier défavorisé de la destruction, et à terme se faire élire maire de la ville.

Campé par l’inoubliable Christopher Walken, Frank White est donc un personnage ambiguë et bourré de contradictions, tout à la fois bienveillant et capable des pires accès de violence. Il faut le voir dérouiller un chef mafieux avec trois fois plus de balles qu’il n’en faut pour comprendre l’état mental du personnage. Le reste du casting n’est pas en reste, avec une flopée d’acteurs en devenir : Laurence Fishburne dans le rôle du chien fou, Giancarlo Esposito (le Gustavo Fring de Breaking Bad) en fidèle lieutenant, Steve Buscemi en testeur de came, Wesley Snipes et David Caruso en flics au bord de la rupture. Sans oublier le grand Victor Argo, qui lui n’en était pas à son coup d’essai et incarne la figure type du vieux flic sage, qui en a sans doute trop vu dans sa carrière.

« Dans le bain depuis Colors, Boyz N The Hood » Les prémices du gangsta rap au cinéma

En 1990, le hip-hop est en plein essor commercial et s’apprête à vivre une décennie florissante. Retour sur cinq films contemporains de King of New York, qui ont aussi participé à la représentation du rap au cinéma.


King of New York n’est pas le premier film à mettre le rap en image, ni à l’utiliser en bande son. Mais parce qu’il est sorti en 1990, soit une année charnière pour le hip-hop alors en plein développement artistique et commercial, il est intéressant de le contextualiser par rapport à d’autres films de la même époque. On passera donc sur tout le cinéma de la blaxploitation des années 70, ainsi que sur les films musicaux et documentaires tels que Wild Style (1982), Style Wars (1983) ou Beat Street (1984), pour se consacrer à un corpus de films qui lui sont plus contemporains et plus similaires. À la fin des années 80, deux long-métrages notamment vont contribuer à la place de la musique rap dans un cinéma plus grand public.

Réalisé par Dennis Hopper, Colors dépeint avec un réalisme cru et une violence omniprésente (dépassant le cadre du film puisque deux figurants seront tués pendant le tournage) le quotidien de deux flics face aux gangs des rues de Los Angeles. On retrouve dans la bande originale, portée par le morceau « Colors » d’Ice-T, la crème du rap de l’époque : Eric B. & Rakim, Kool G Rap & DJ Polo, Big Daddy Kane, M.C. Shan… Dans un genre différent, Spike Lee signe avec Do The Right Thing une chronique urbaine et culturelle qui devient rapidement culte. Constamment sur un fil ténu séparant le drame de la comédie, elle est portée par le morceau « Fight the Power » de Public Enemy, joué jusqu’à épuisement dans la sono de Radio Raheem. Deux films clés, dont le sujet n’est pas le hip-hop mais qui s’en servent habilement pour illustrer leur propos : la violence de la rue chez le premier, la conscience Noire chez le second.

Si King of New York fait office de précurseur, ce n’est donc pas dans l’utilisation du rap au cinéma. Ce n’est bien sûr pas non plus dans le genre du film de gangsters, dont il ne représente finalement qu’une énième variation. Là où le film de Ferrara innove, c’est en réalité en mixant habilement ces deux thématiques. Plutôt que d’illustrer un propos en musique, il inscrit son récit violent et criminel au sein de l’imagerie hip-hop, coiffant au poteau ceux qui seront les trois principaux représentants du genre au début des années 1990 : Boyz N the Hood, Menace II Society et New Jack City. Si les deux premiers sont davantage une chronique réaliste des ghettos de Los Angeles avec de prestigieux représentants musicaux au casting (Ice Cube, MC Eiht), le troisième s’inscrit pleinement dans la tradition des gangster movies. Bien qu’il possède lui aussi sa star du rap en la personne d’Ice-T, New Jack City est plus une variation du mythe de Scarface qu’une peinture réaliste d’un Harlem gangréné par la drogue. En ce sens, il se rapproche de King of New York, qui lui même n’a rien de très plausible d’un point de vue narratif (le réalisateur concède d’ailleurs : « On ne s’empare pas d’un trafic de drogue en trois jours et on ne devient pas le parrain en sortant de prison »).

Mais ce qui rend le film de Ferrara peut-être plus intéressant que les trois suscités (en plus de ses indéniables qualités cinématographiques), c’est sa façon d’investir la culture hip-hop et de l’intégrer complètement pour produire sa propre matière, plutôt que de s’en servir comme simple toile de fond. Ici, pas de star du rap au casting. Et pourtant, le film met en scène celui qui est sans doute le premier gangsta rapper de l’histoire du cinéma : Laurence « Jimmy Jump » Fishburne. Sapé comme le fils caché des Run-D.M.C. et de N.W.A, ce taré de la gâchette ressemble plus à un bouffon du roi un peu grotesque qu’au rappeur énervé mais socialement conscient à la Ice Cube. Difficile également de le rapporter à un quelconque rappeur existant sans foi ni loi, tant son mode de vie ne semble être régit que par le crime et rien d’autre. Là encore donc, rien de très réaliste. Symboliquement en revanche, sa présence est d’autant plus forte que la B.O. du film est signée Schoolly D, généralement considéré comme le (vrai) premier rappeur gangsta. Ils sont à eux deux la caution hip-hop du film, en partie responsable de sa réussite et de son héritage.

Schoolly D & Jimmy Jump Les Original Gangsters

Portraits croisés de Schoolly D, premier rappeur gangsta et collaborateur essentiel à la B.O. de King of New York, et de Jimmy Jump, premier rappeur gangsta mais du grand écran.


Alors que Ice-T est généralement considéré comme le premier rappeur gangsta, lui-même aime à dire que ce titre revient en réalité à Schoolly D. Né à Philadelphie, Schoolly a 23 ans lorsqu’il sort son premier disque éponyme en 1985. Il sera extrêmement productif de la fin des années 80 au début des années 90, période durant laquelle il sortira quatre albums presque coup sur coup : Saturday Night – The Album (1987), Smoke Some Kill (1988), Am I Black Enough For You ? (1989) et How A Black Man Feels (1991). Malgré des projets généralement de bonne facture, le manque de reconnaissance de Schoolly D s’explique probablement par l’absence d’un véritable magnum opus au sein de sa discographie. À part peut-être son deuxième disque, que l’on retrouve dans la célèbre sélection des 100 meilleurs albums de rap publiée par The Source en 1998, le rappeur est davantage connu pour ses morceaux à succès, « P.S.K. What does it mean ? », « Saturday Night » ou « Signifying Rapper ». Ce qui ne l’a pas empêché de taper dans l’oreille d’Abel Ferrara :

 « Schoolly était… C’était le début de l’émergence du hip-hop. Je venais de découvrir cette musique et je m’y intéressais beaucoup. J’adorais ses chansons, mais Schoolly restait introuvable. Au bout d’un moment, j’ai pensé qu’il n’existait pas. On me disait : « Je le connais, mais je ne l’ai jamais vu ». Ce genre d’absurdités. Finalement, on a dit : « Avec ou sans lui, on fonce. Tant pis s’il nous colle un procès. » Quoiqu’il en soit, on est devenus potes. Il a même écrit une chanson qu’on n’a pas gardée. C’était du tonnerre, comme le scénario de Nicholas [St. John, ndlr]. Ca raconte autant de choses sur les personnages, sur le sujet et tout le film que le scénario écrit par Nicholas. C’est plus qu’un film. »

Au-delà de quelques extraits entendus de-ci de-là, deux morceaux de Schoolly D sont principalement utilisés dans King of New York : « Saturday Night » et « Am I Black Enough For You ? ». On entend le premier grosso-modo à la moitié du film, lors de la petite sauterie organisée par Frank après que celui-ci ait récupéré les barils de poudre des gangsters chinois. Alors que la fête est interrompue par deux courtes scènes – Walken en pleine introspection puis Argo visitant l’avocat de ce dernier – on y revient quelques minutes plus tard sur l’air de « Am I Black Enough For You ? ». C’est ici que déboule l’une des scènes les plus célèbres du film. Après un faux deal de dope, Frank et son équipe subissent l’assaut surprise des flics. Encagoulés comme des braqueurs, ils sont fatigués de suivre les règles et bien décidés à régler leurs comptes à coups de pétoires. Assez démentielle dans son niveau de violence, la fusillade est rythmée par la musique de Schoolly D avant de se terminer par une longue course poursuite et les morts – mémorables – de Wesley Snipes et de Laurence Fishburne sur un terrain vague. Le grand morceau de bravoure de King of New York, qui mènera Schoolly et Ferrara à collaborer de nouveau par la suite. Dans Bad Lieutenant, l’autre grand film du réalisateur, son fameux « Signifying Rapper » faisait partie de la bande originale avant que Jimmy Page, des Led Zeppelin, n’engage des poursuites pour un sample non déclaré de « Kashmir » et que le morceau ne soit retiré. On retrouvera finalement le rappeur de Philly à l’écriture et à la composition de morceaux dans The Blackout et ‘R Xmas.

Un peu dingo sur les bords, toujours un pistolet dans chaque main, Jimmy Jump est l’alter ego extravagant et cinématographique de Schoolly D. Manquant clairement de classe et de savoir-vivre il est, en quelque sorte, l’antithèse d’un Frank White calme et maitrisé. C’est aussi son fossoyeur personnel, et force est de constater qu’il est plutôt doué dans l’exercice puisqu’il traîne un sacré nombre de cadavres derrière lui tout au long du film. Mais au-delà de son apparence, avec ses chaînes en or et sa tenue vestimentaire qui renvoient clairement aux codes du rap de la fin des années 80, qu’est-ce qui fait réellement de Jimmy Jump un rappeur, et non pas un simple gangster sans pitié ?

Il y a principalement deux raisons. D’abord, comme tout bon rappeur gangsta qui se respecte, Jimmy ne se contente pas de faire sauter des têtes : il fait aussi dans la punchline de gros calibre. Car si Frank a son lot de phrases mémorables, Jimmy jouit d’un sens de la répartie bien senti. Par exemple, lorsque Tito lui demande ce que vient foutre un tas de tampons dans sa valise sensée contenir un tas de coke, il lui répond que c’est pour boucher les trous de balles avant de sortir ses deux guns et de le cribler de plomb. On pourrait aussi citer sa réponse à Frank lorsque celui-ci lui demande pourquoi il n’est jamais venu le voir en prison : « Qui a envie de te voir dans une cage ? » Ou encore, ce qu’il répond à Dalesio, qui lui fait remarquer qu’il ne vend pas de drogue mais qu’il tue des gens : « Je suis au chômage ! Y’a plus personne. » On pourrait en citer d’autres mais ces phrases, qui tiennent clairement de la punchline, suffisent déjà à déceler chez Jimmy une certaine habileté verbale propre au rap. Ensuite, il y a évidemment cette phrase à propos de Dalesio, qu’il prononce en détachant bien les mots pour en renforcer les sonorités rapprochées :

 « He’s a fucking glitter-boy, he’s looking to get sprayed, laid, played and slayed, you know what i’m saying ? » (voir l’extrait)

Ici, l’intonation que prend sa phrase, les figures de style qu’elle contient (assonances, allitérations) et sa gestuelle affirmée renvoient inéluctablement au rap. Alors certes, ce n’est pas non plus la phase de l’année, mais sa présence confirme définitivement l’appartenance de Jimmy au milieu hip hop. Et si cela ne suffit pas, le clip de « King of New York » de Schoolly D devrait mettre fin à toute ambiguïté.

King(s) of New York L’héritage du film dans le rap américain

Le morceau original : « King of New York » – Schoolly D ft. Jimmy Jump (1990)

Si il n’est pas utilisé dans le film, Schoolly D a écrit un morceau s’intitulant « King of New York » que l’on retrouvera sur son album How A Black Man Feels. Chronique d’un dealer notoire, entre vente de drogue et exécution sommaire de la concurrence, le titre profite du flow aux petits oignons de Schoolly D, qui donne du groove aux mots comme peu de rappeurs qui ne s’appelaient pas Big Daddy Kane savaient le faire à l’époque. Daté sans être vieilli, « King of New York » vaut aussi pour son clip qui – classe absolue – brille par la présence de Laurence Fishburne, venu backer sous les traits de Jimmy Jump. Quelques années plus tard, la Grosse Pomme décadente inspirera à nouveau le rappeur de Philadelphie, qui reprendra l’imagerie du Taxi Driver de Scorsese pour le clip de « Another Sign ».

Les influences : King of New York en 10 morceaux

Pete Rock & C.L. Smooth - « If It Ain’t Rough, It Ain’t Right » (1992)

Avec les accents jazzy des beats de Pete Rock et le flow mielleux de C.L., Mecca & the Soul Brother n’est pas vraiment l’album type dans lequel on s’attend à retrouver des références à la King of New York. Et pourtant, deux ans après la sortie du film, les deux compères sont parmi les premiers à invoquer le personnage de Frank White. Dans ce morceau, il est le symbole de la terreur qui règne dans les rues de New York (« My friends are the crew, the fright night King of New York like Frank White ») et de la supériorité de C.L. et de son équipe.

2Pac - « Death Around The Corner » (1995)

2Pac n’a peut-être jamais semblé aussi paranoïaque que dans ce morceau, tiré de l’essentiel Me Against The World. Accusé de viol, pris dans une fusillade, le rappeur californien vivait une période particulièrement sombre de son existence, jusqu’au point de non-retour que l’on connaît dans les mois qui suivirent. Dans « Death Around The Corner », il exprime l’urgence et l’angoisse permanente de sa situation, mais aussi sa façon d’accueillir la mort à bras ouverts ; à l’instar d’un Frank White bien conscient du destin qui l’attend. Tupac se sert alors de plusieurs dialogues tirés de King of New York (mais aussi des Intouchables de De Palma) pour illustrer ces gens qui dans l’ombre ne désirent que sa perte.

Mobb Deep ft. Big Boyd & Nas - « Give It Up Fast » (1996)

Grands habitués des films de gangsters (le groupe a allègrement pillé Scarface et Le Parrain), Prodigy et surtout Havoc récidivent en piochant cette fois dans la bande originale de King of New York. Evidemment, plutôt que d’aller chercher dans les sons sautillants de Schoolly, Havoc va prendre une boucle sentencieuse de l’ « Opening Theme » de Joe Delia (lui-même arrangé du « Concerto pour violon op.8, Automne » de Vivaldi) pour créer une ambiance délétère et oppressante. L’archétype de l’instrumental Mobb Deepien, idéal pour narrer sa vie de gangster sous pression.

50 Cent - « Da Repercussion » (2000)

Premier album de Fifty Cent, qui en fait ne connut jamais de sortie officielle, Power Of A Dollar contenait déjà son lot de coups de pression, d’hymnes au gangstérisme et aux présidents morts. Dans « Da Repercussion », il endosse le rôle du parrain des rues new-yorkaises, et cite Frank White afin de bien asseoir sa position : « Nigga if a nickel bag’s sold in the street, I want in on it ». Pour dire en gros qu’il connaît la valeur de l’argent et compte bien prendre son pourcentage sur tout ce qui bouge, même le vide grenier du dimanche matin.

Gang Starr - « Deadly Habitz » (2003)

Sur un instrumental à la fois percutant et dépouillé, typique du Preemo de la fin des années 90 et du début des années 2000, Guru se donne pour mission de disserter sur ses addictions et celles de ses potes : alcool, drogues et vie de rue tiennent le haut du panier. Pour mieux illustrer ce sentiment d’emprisonnement perpétuel, il prend l’exemple de Larry « Jimmy Jump » Fishburne (« Feelin’ like Fish in King of New York »), définitivement trop ancré dans la criminalité pour en sortir, ou ne serait-ce qu’en avoir la volonté.

50 Cent ft. DJ Whoo Kid - « South Side » (2004)

Sur l’une des innombrables mixtapes de G-Unit (celle-ci est par ailleurs intitulée King of New York), Fifty nous raconte une fois de plus son hégémonie dans les rues du South Side. Le morceau est introduit par une citation de Frank White (« I must have been away too long, because… my feelings are dead… It’s a terrible thing ! Hahahaha »), tout juste sorti de prison et prêt à exercer sa domination sans pitié. Un contrepoint intéressant est apporté par DJ Whoo Kid : il exprime lui son envie de se barrer de son quartier, faisant ainsi écho à l’ambiguïté du personnage joué par Christopher Walken.

Royce Da 5’9“ - « Shake This » (2009)

Parce qu’il conduisait sous influence alors qu’il était déjà en liberté conditionnelle, Royce Da 5’9’’ est repassé par la case prison sans toucher 20 000 dollars. À sa sortie, il raconte son histoire tout en remettant les pendules de sa carrière à l’heure dans « Shake This », produit par l’inusable DJ Premier. Et pour bien montrer qu’il revient plus fort que jamais, il invoque joliment le personnage de Frank White (« Fresh outta jail, feeling like Christopher Walken, the king of my city, swinging my dick as I’m walking »). Parce qu’en sortie de mitard avec classe et volupté, l’homme s’y connaît pas mal.

Smoke DZA - « New Jack » (2012)

Ici, New Jack ne fait pas référence au genre musical ni à New Jack City, mais au catcheur du même nom, bien connu pour sa dangerosité sur le ring et ses frasques en interview. D’ailleurs, pas de sample de film ici mais plutôt des extraits d’interview de New Jack s’autoproclamant l’ « original gangster ». L’analogie est parfaite pour Smoke DZA, qui voulait justement s’atteler à une musique plus violente et plus agressive. Quant à King of New York, il est subtilement évoqué dans la phrase « It’s the highest in charge, you motherfuckers got fat while we starved » (qui reprend « You guys got fat while everybody starved on the street » de Frank White). DZA a faim, et il y met la manière pour le faire savoir.

Prodigy & Alchemist - « Give’Em Hell » (2013)

Avec la verve et le savoir-faire qu’on lui connaît en la matière, Prodigy s’attaque une fois de plus aux éternels wack MC’s en n’oubliant pas de rappeler au passage sa toute puissance en matière de rap. Rien de très original en somme. Mais histoire d’appuyer son propos, la production d’Alchemist démarre sur deux samples de dialogues extraits de King of New York (dont le « They took permanent vacation in hell, if you know what I mean » de Jimmy Jump). De quoi correctement avertir la concurrence de se tenir à carreaux.

Gucci Mane ft. Peewee Longway - « Servin’ Lean » (2013)

On passera sur le sens de la précision de Peewee (« Frank White head shot Tito » mais dans le film, Tito ne se prend aucunement une balle dans la tête par Frank White), sûrement une nécessité de la rime plus qu’autre chose, pour retenir l’immédiateté de la phrase. Visiblement peu affecté par la codéine, il augmente d’un coup son rythme verbal pour enchaîner les autoréférences malines (« Longway, not Carlito »), les mises à l’amende et les odes au sirop contre la toux. L’auditeur lui, se sent un peu comme King Tito devant sa valise de Tampax : désarçonné.

De Christopher Walken à Christopher Wallace Notorious B.I.G., le (vrai) roi de New York

Alors que Schoolly D a trouvé son alter-ego dans le personnage de Jimmy Jump, Frank White a trouvé le sien en la personne de Notorious B.I.G. Retour sur les liens entre ces deux entités, du réel au fictif et vice-versa.


S’il ne devait en rester qu’un, ce serait sans doute lui. Notorious B.I.G., le rappeur prodige de Brooklyn, qu’on ne présente plus, est sans doute la personnalité musicale qui a le plus porté l’héritage de King of New York. Dès son premier album sorti en 1994, le grand classique Ready to Die, il se réfère souvent au film de Ferrara en jonglant sur deux niveaux de lecture : d’abord en prenant comme pseudo Frank White (ou « the Black Frank White », comme c’est le cas par exemple dans « The What » avec Method Man), ensuite en s’autoproclamant – indirectement certes mais aussi avant tout le monde – le roi de New York (« Scarface, King of New York, I want to be it » dans « Respect »).

Par la suite, si son titre de souverain de la ville se verra en quelque sorte « officialisé » par la presse hip-hop (on pense à la couverture du magazine The Source de juillet 1995), c’est finalement davantage via l’alias de Frank White que Biggie Smalls se reliera au film d’Abel Ferrara. Ce sera le cas dans nombre de ses morceaux suivants (« Hypnotize », « I Love the Dough », « Long Kiss Goodnight »… sur son dernier album Life After Death), mais aussi dans ceux de ses ennemis. Au plus haut du clash entre la côte Est et la côte Ouest, 2Pac (ou plutôt Hussein Fatal des Outlawz) se référera à B.I.G. en utilisant ce pseudo dans son mémorable diss « Hit’Em Up » (« Frank White needs to get spanked right »).

Quelques mois plus tard, un certain 18 mars 1997, une foule acclame le cortège funéraire de son idole dans les rues de Brooklyn ; elle danse sur « Hypnotize », crie « Biggie Smalls was the King ! ». Assassiné quelques jours plus tôt, Biggie n’est plus vraiment Frank White. Mais il est désormais – de façon aussi triste que définitive – le seul et unique monarque du rap new-yorkais des temps passés, présents et futurs. Dix ans après, Blaq Poet, old-timer et grand admirateur, calmait les nombreux prétendants au trône et scellait le destin de Christopher Wallace avec cette phrase tirée de « Poet Has Come » :

« Ain’t no other kings in this rap thing is right,

The crown is always and forever, Frank White,

So fuck y’all niggas »

Pourquoi King of New York ? Il est difficile de savoir ce qui a autant fasciné Biggie dans le film d’Abel Ferrara, qui est chez lui autant sinon plus présent que Scarface, film pourtant largement plus cité et plus iconique au sein la communauté hip-hop. Évidemment, le titre royal de « King of New York » octroyé au personnage joué par Christopher Walken n’est peut-être pas étranger à ce choix. Il aurait permis à B.I.G. d’affirmer facilement sa supériorité – pour ne pas dire son hégémonie – sur le rap de New York et par extension de l’Amérique toute entière.

Mais prendre le pseudo de Frank White – d’autant plus quand on a déjà la renommée attachée au nom de Notorious B.I.G. – a quelque chose de beaucoup plus subtile que de crier à longueur de morceaux qu’on est le roi de New York, comme l’ont fait de nombreux rappeurs après sa mort. On peut donc penser que c’est le personnage en tant que tel, et pas seulement sa position sociale, qui a d’abord intéressé Biggie. Loin de l’extravagance d’un Tony Montana opulent par égoïsme, drogué jusqu’à l’os et pas loin d’être dénué de principes (on retiendra quand même à son crédit qu’il baisse son arme devant femme et enfant), Frank White est un idéaliste. Il y a quelque chose de touchant chez ce personnage, qui sait que son temps est compté et souhaite simplement faire quelque chose de bien avant de partir (« Si je pouvais avoir un an ou deux, je les emploierai à faire des choses… des choses super… Juste un an, allez… Ça suffira ») : sauver l’hôpital d’un quartier défavorisé de la destruction. Ses méthodes sont expéditives – contradictoires aussi, on ne se fait pas dealer à grande échelle sans faire de dégâts collatéraux – mais elles respectent un code scrupuleusement établi : ne pas tuer de gens qui ne le méritent pas. Tito faisait de l’argent en prostituant des mineures. Wong, le gangster chinois, louait ridiculement cher des chambres insalubres à des gens de sa propre communauté.

Ainsi Frank White ne se considère pas comme le problème, qui existera avec ou sans lui, mais comme l’homme d’affaire qui en tire parti pour faire de bonnes actions. Cette position ambiguë n’est pas sans rappeler celle de Biggie Smalls, qui avant de connaître le succès vendait de la drogue pour subvenir aux besoins de sa fille (même si il a lui même avoué avoir commencé à dealer dès l’âge de douze ans). Il est donc possible que cette dignité, cette humaine contradiction présente chez le personnage, ait séduit Christopher Wallace. Et probablement repoussé d’autres rappeurs, davantage attirés par la folie furieuse et peu nuancée de Scarface.

New York is yours L’impact du film sur la scène hip-hop

Moins adulé qu’un film comme Scarface, King of New York continue pourtant aujourd’hui à avoir un impact majeur sur la scène hip-hop. Explications sur les raisons d’une influence moins visible, mais pourtant plus profonde.


Reçu assez froidement à sa sortie par la critique et le public, ce n’est qu’au fil des années que King of New York a acquit son statut de film culte, et qu’Abel Ferrara s’est vu réhabiliter en tant qu’auteur à part entière. Pourtant, le film est encore loin d’avoir la côte de popularité d’un Scarface sans cesse joué et rejoué dans les titres de rap, sans interruption de la fin des années 80 jusqu’à aujourd’hui. Alors comment expliquer ce relatif manque d’engouement de la part des artistes hip-hop ?

« Le film n’a pas déchaîné les foules quand il est sorti. Il n’a pas été vendu comme un film de gangsters. Il y avait un a priori raciste sur le fait que les Noirs allaient démonter les salles si on le présentait comme un film de gangsters Noirs. Ce genre de conneries racistes. Pour la promo, on aurait dû s’attacher à ce qu’était le film et ce qu’il est devenu après : un film de gangsters violent, illustré par des titres de hip-hop. Ça n’avait absolument rien à voir avec un film comme New Jack City, qui est bien meilleur [on a le droit de ne pas approuvrer la modestie de Ferrara à ce propos, ndlr]. Mais avec les années, les gens se le sont approprié. C’est un film culte, et j’en suis fier, mais je suis fauché. Dans ce business, on se fait de l’argent à la sortie. Les gens ont beau louer la cassette cinq-cent fois, je ne roule pas sur l’or. »

Plusieurs éléments de réponse sont à prendre en compte. Il y a certainement, d’abord, une question générationnelle. Sorti sur les écrans en 1983, Scarface a traumatisé, à un âge relativement avancé, toute une génération qui va se mettre à rapper au début des années 90. Celle-ci, en citant abondamment le film et en glorifiant son personnage principal, en fait alors une sorte d’icône de la pop culture indissociable de l’imagerie hip-hop. Si il est plutôt précurseur dans son propos, King of New York est probablement sorti trop tard pour marquer ce même public de la même manière.

Ensuite, l’histoire de Frank White n’a tout simplement pas la même portée, le même pouvoir de fascination que celle de Tony Montana. À la fois linéaire et facilement identifiable, le récit de Scarface n’est que celui du rêve américain qui se termine en cauchemar. Celui d’une petite frappe qui devient un géant avant de retomber plus bas qu’il ne l’a jamais été, sans autre forme d’évolution psychologique que sa paranoïa grandissante. C’est dans cette simplicité et dans la force de son interprète principal que le film trouve toute sa puissance émotionnelle. A contrario, le récit de King of New York est beaucoup plus nuancé et beaucoup moins évident.

Frank White n’est pas un petit arriviste, il est un demi-repenti qui ne poursuit ses activités malhonnêtes qu’à des fins plus honorables. Alors que Pacino part du bas pour arriver tout en haut, Walken ne fait que voyager entre les deux mondes : de la prison à sa suite de luxe, des soirées huppées aux quartiers délabrés, de sa limousine au métro new-yorkais. Il est un fantôme dans la ville (teint cadavérique, cheveux blafards dressés sur la tête, attitude mutique) qui sait son temps venu mais fait tout pour en tirer quelque chose de bien, quand Pacino est un nouveau riche égoïste et exubérant qui voit à peine sa fin venir. Fin qui se déroule dans le fracas étourdissant des fusils et des grenades, quand celle de Walken se fait sur la banquette arrière d’un taxi, dans le silence et l’intimité d’une ville à l’arrêt qui semble se mourir avec lui. En quelque sorte, Frank White est le chaînon manquant entre la crapule finie qu’est Tony Montana et la véritable figure rédemptrice qu’est Carlito Brigante dans L’Impasse : le mal qui tend à trouver le salut. Autrement dit, il n’est ni le plus sexy ni le plus abordable des trois à placer dans un texte de rap.

Moins flagrante, plus implicite, l’influence de King of New York sur le rap a pour elle de fonctionner comme un échange. Contrairement à Scarface, qui lui marche à sens unique et se donne corps et âme sans jamais rien avoir reçu du hip hop avant d’exister à travers lui. Et si le film de De Palma phagocyte tant la représentation cinématographique dans le rap, c’est probablement en partie à cause de ce rapport unilatéral – qu’aucun autre film n’aura jamais plus maintenant. Mais plutôt que de simplement nourrir le rap de ses références, le film de Ferrara s’est lui-même nourrit du rap pour mieux produire sa propre matière. On peut légitimement se poser la question : sans Schoolly D, y aurait-il eu King of New York tel qu’il a été fait, avec Jimmy Jump et du gangsta rap en bande son ? De même, sans ce King of New York là, Biggie Smalls (et plus tard la presse) aurait-il eut l’idée de s’attribuer un tel titre honorifique ?

Il faut se rendre compte que cette place royale, depuis sa création, est liée de près ou de loin à quelques-uns des plus grands épisodes de l’histoire du hip-hop : la renaissance du rap new-yorkais en 1993-1994, la lutte entre la côte Ouest et la côte Est représentées par 2Pac et Biggie, le beef entre Nas et Jay-Z… Plus récemment, c’est le fameux le couplet de Kendrick Lamar dans le « Control » de Big Sean qui a déterré ce qui semblait n’être plus qu’une vieille relique. En s’attribuant le titre tant convoité de roi de New York, le rappeur de Compton Los Angeles a rappelé à tous comme le sujet est sensible : des réponses – rarement inspirées – fusent de tous bord, des attaques sont lancées à tout va… Kendrick, lui, est sûrement amusé de constater comme les new-yorkais se sentent menacés dès que le nom de leur ville est cité. Il faudra finalement un rappel à l’ordre de Kurupt pour que tout le monde retrouve ses esprits : « King of New York n’est qu’un putain de film. Un putain de film. Biggie se faisait appeler Frank White putain ! C’est qui Frank White ? » Ceci étant, il y a bien là de quoi reconsidérer l’impact – à première vue mineur – du film sur le hip-hop. Il n’est pas seulement culturel ou même historique. Il est que King of New York n’est, depuis plus de vingt-ans, même plus un film. C’est le titre de champion du monde du rap.


Les différentes citations d’Abel Ferrara sont tirées d’un entretien mené par Nicole Brenez, historienne du cinéma, à l’occasion de la ressortie en blu-ray/DVD du film chez Carlotta en 2012.

Fermer les commentaires

1 commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*

  • carlito brigante,

    vous deconnez les mecs, pleins de references archi-pointus mais vous oubliez le clip Lituation de Fabolous, sinon tres bel article