Hamlet (d’une lumière sous l’ampli)
Théâtre

Hamlet (d’une lumière sous l’ampli)

Mardi 18 octobre 2005, théâtre de la Renaissance d’Oullins, à quelques minutes de Lyon. Venus de Limoges, David Gauchard et sa troupe prennent possession des planches, pour quatre soirées de dépoussiérage de la pièce de William Shakespeare. Le XXIème siècle ne fait que commencer.

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« Et que ceux parmi vous qui jouent les bouffons n’en disent pas plus que leur rôle écrit, car j’en connais qui rient tout seuls pour entraîner le rire de quelques spectateurs pauvres d’esprit, au moment même ou telle ou telle question cruciale de la pièce se trouve en jeu. C’est là une chose vile, qui montre la plus pitoyable des ambitions chez le fou qui s’en sert. Allez vous préparer. » (William Shakespeare, ‘Lettre aux acteurs’)

Il pleut sur Lyon, en ce tiède mardi d’octobre. Côté programme télé, le choix entre un match de Ligue des Champions, un film ou un documentaire est vite tranché : ce soir, ce sera autre chose.

Il pleut sur Lyon, en ce tiède mardi d’octobre. De l’autre côté des fleuves, à Oullins, le théâtre de la Renaissance propose Hamlet, version revue, version sévèrement corrigée. Version revue et corrigée à la sauce abstract hip-hop, électro, industrielle… Cet Hamlet-là, pas plus que l’autre, la télé ne le diffusera pas de suite. Aussi devançons-la.

Dans la salle, les spectateurs prennent place. La jauge est presque pleine. Pour une première, c’est une agréable surprise. Public bon-chèque-bon-gendre, néanmoins : c’est là la loi du quartier. Loin des fosses toutes acquises au Wu-Tang. Loin des bouis-bouis d’où les smokings sont bannis. Ambiance studieuse, farcie de lycéens d’ailleurs.

Il pleut, un peu, et le spectacle attend de pouvoir commencer. Les mômes en sont encore à jacter, et déjà pourtant la salle gronde. Comme dans un film de Philippe Grandrieux, une ligne de basse à peine perceptible emplit l’atmosphère. De discrètes volutes de fumée s’échappent de l’arrière-scène. « Ainsi, lorsque le grondement sourd s’arrêtera, les spectateurs seront inconsciemment plus attentifs aux mots qui se prononceront alors » expliquera plus tard David Gauchard, le père du projet.

La pénombre présente enfin le bout de son plongeoir. Le silence la suit de près, hormis ce lancinant bruit sourd et les ricanements prévisibles de ceux qui n’ont pas encore atteint l’âge d’être pleinement là.

Voici qu’Arm s’avance. Éclairé par en dessus, les pupilles à l’ombre des orbites, le MC de Psykick Lyrikah s’immobilise à quelques pas du bord de scène. Vêtu d’un jean, d’un pull et d’un micro, il démontre aux spectateurs que même à 400 ils n’ont aucune chance. Prononcée sans un trémolo, l’adresse est virulente. Le public la reçoit comme telle, de plein fouet. Le texte a beau être de William Shakespeare, Arm vient de frapper fort, sec, précis. Son couplet posé, il baisse le bras, lève le menton, effectue un quart de tour sur lui-même, et s’éloigne. Sans un regard pour les 400 personnes qu’il vient de clouer à leur fauteuil.

Dans un coin de la scène, Robert le Magnifique a pris place derrière la table de mixage. Le bruit sourd, cette unité de tension, c’est lui qui le contrôle, le module. Sur un coin de cette table de ce coin de la scène, Arm a posé son micro : il n’en a plus besoin pour l’instant – à part au lendemain de la Toussaint, quelle est l’utilité d’un fusil dans un cimetière ? Dans un coin de la scène, Robert le Magnifique a pris place. Co-auteur de la musique originale de la pièce en compagnie de Tepr et My dog is gay – les deux moitiés de Abstract Keal Agram, absents ce soir-là -, il est l’âme du drame à venir, au même titre que le sont les acteurs, les techniciens lumière et son et le metteur en scène. Les spectateurs ne le savent pas encore, mais ils sont en train d’assister à un spectacle total. Son, lumière et matière à méditer.

Il pleut sur Lyon, en ce tiède mardi d’octobre. Le décor est planté. Il y a là une trentaine de fenêtres, un écran plasma et une chaise d’arbitre. Entre ces éléments, les acteurs ont pris place. Ils portent chacun des tennis, un jean et un débardeur floqué au(x) nom(s) de leur(s) personnage(s) respectifs. Il y a là Nicolas Petisoff (Hamlet), Emmanuelle Hiron (Ophélie), Adrien Ledoux (Claudius, le spectre, un fossoyeur), Guillaume Cantillon (Laërte, Polonius, un fossoyeur) et une marionnette – enfant cachée de la créature d’Orwell et de la statuette de Tintin et l’oreille cassée. Robert le Magnifique, de son côté, endosse le rôle d’Horatio. A l’exception d’Arm le rennais (narrateur, acteur), tous viennent de Limoges. Quant à rappeler le rôle de chaque personnage dans cette fameuse pièce de 1603 située au Danemark, il existe des bibliothèques et des librairies.

Limougeaud lui aussi, le metteur en scène David Gauchard a considérablement épuré son adaptation. De dix-sept acteurs lors de la première version de 2003, pour 2h40 de spectacle, il a ramené l’ensemble à six acteurs pour 1h20. Ceci implique de radicaux partis pris de mise en scène. Cela explique l’utilisation de la vidéo, de l’écran plasma, et les interventions de Arm.

Pour le texte de William Shakespeare, le metteur en scène a choisi de s’en tenir à la traduction de André Markowitz. « Ce qui me plaît dans cette traduction, expliquera plus tard David Gauchard, c’est qu’André Markowitz ne s’est pas senti obligé de plier le texte au schéma franco-français des alexandrins. Il l’a traduit en décasyllabes, comme cela se pratiquait dans le théâtre élisabéthain, et c’est exactement ce qu’il fallait« . Traducteur polyglotte, André Markowitz vient de se coltiner – entre autres – toute l’œuvre de Fédor Dostoïevski. S’attaquer à William Shakespeare dans la foulée ? Il est des travaux qui imposent le respect.

« S’attaquer à William Shakespeare ? Il est des travaux qui imposent le respect. »

Il pleut sur Lyon et, sur scène, c’est la folie. En ombres chinoises, les acteurs dansent avec des sabres, s’invectivent, breakent n’importe comment. La lumière est tour à tour blanche, rouge, verte. Parfois incisive, souvent tamisée. Le son crépite, enfle, culmine, s’arrête parfois, repart toujours, soulevant l’auditoire autant qu’il le pétrifie. Comme dans cette scène où Hamlet, seul et amer face à la mort de son père et au remariage de sa mère avec celui qui l’a tué, songe au suicide : la musique commence doucement, elle accompagne le monologue d’Hamlet ; puis Hamlet se tait (« Le mal est fait, le mal en adviendra. Cœur, brise-toi, puisque je dois me taire… »), cependant que la musique poursuit son chemin de croix. Semble s’arrêter un quart de seconde, presque une demie. D’un coup pourtant, la rythmique reprend pile là où elle s’était tue, avec un volume augmenté de plusieurs étages. Simultanément, la lumière passe du funèbre au rouge vif, irradiant la salle d’un gigantesque halo de sang. L’effet sur les cinq sens est inouï : la douleur d’Hamlet devient la douleur de tous. Il pleut sur Lyon, c’est vrai, mais qui aurait cru qu’autant de lumière se cachait sous ces amplis ?

Sur scène, c’est la folie. Polonius se prend pour François Corbier, Ophélie se déplace en patins à roulettes, Hamlet joue au Rubik’s cube. « Flûte à bec ! » s’exclame un acteur, dépité de ne pas parvenir à souffler dans son pipeau. Comme dans Kill Bill volume 1, un dessin animé vient à la rescousse de la narration. Les tags s’écrivent à l’encre éphémère de stylos-lucioles. Le fantôme de Barbara croise celui de Johnny Hallyday, sous l’œil « cassant » de Brice de Nice. Sur scène, c’est la folie. « La pioche pioche, et la bêche bêche » chantent les fossoyeurs, provoquant une hilarité contagieuse. Ils roulent des mécaniques, et Hamlet des pelles – c’est le monde à l’envers -, à tour de bras. Les interventions de Arm ont quelque chose de Bertrand Cantat. Des portraits apparaissent et disparaissent aux fenêtres, cependant que deux poissons s’ébattent dans un coin de l’écran-plasma. A l’ombre d’une capuche, le spectre du défunt roi se met à slammer : « On fait accroire que j’étais assoupi dans mon verger quand un serpent vint à me mordre. Cette fétide forgerie de mort abuse l’oreille des danois. Sache, mon fils, que le serpent qui a mordu ton père règne aujourd’hui. Oui, ce fauve adultère, incestueux, à l’esprit de sorcier et aux présents fourbes… ». Le dénouement est projeté sur l’écran, sur fond d’assauts d’escrimeurs. Et derrière ses machines, Robert le Magnifique, encore, toujours, enfonce des clous dans nos oreilles. S’il pouvait y enfoncer le marteau, il le ferait… Les puristes lèvent un sourcil ; le reste de la salle, le pouce, sonné. La scène se vide, le silence se fait. Il ne reste plus personne.

Voici qu’Arm s’avance, rallume la musique et récupère le micro qu’il avait déposé en sortant, une heure et quart plus tôt. Même démarche tranquille, même arrêt à quelques pas de la foule, même éclairage par en dessus. C’est à lui qu’il appartient de clore le drame. Le texte s’intitule ‘Hier’. Il n’est pas de William Shakespeare, mais de lui, Arm. Il y a cette fois quelque chose de l’univers des toulousains de Programme, de la manière dont ils avaient su transcender ambiance goth et climax suburbains dans leur Enfer tiède de 2002. Le texte s’intitule ‘Hier’, et il va une fois de plus laisser 400 personnes sur leur séant : « A voir la mort, voyez la mort. Les cloches sonnent, les cloches sonnent sans raison. L’artifice vain pour qu’aujourd’hui les cloches sonnent, et la mort sonne pour l’écorché. L’étoile mauvaise est née, hier une étoile s’est tue dans la douleur des autres. Aujourd’hui les autres, hier une étoile s’est tue. Hier fut la douleur des autres. (…) Malheur de voir, malheur d’aimer. Malheur à ceux qui braquent les rêves en perdition. Malheur aux princes, honneur aux cœurs lassés. Honneur à ceux qui se perdent… Malheur à vous, fils angoissés. C’est l’histoire de ceux qui se perdent. Hier, vengeances et pleurs. Hier, l’amour confus, lances et poison. Le prince est mort hier, et les cloches sonnent, et les cloches sonnent sans raison… »

(Epilogue)

Il pleut toujours sur Lyon, en ce tiède mardi d’octobre. Les spectateurs s’en vont les uns après les autres. Une scission s’est faite entre ceux qui ont lu Hamlet, et ceux qui ne l’ont pas lu, les premiers levant le menton quelques centimètres plus haut que les seconds. Public bon-chèque-bon-gendre, faut-il le rappeler.

Dans le hall, Arm est en pleine discussion avec un spectateur. Il s’avère que ce spectateur n’est autre que l’un des rédacteurs du site Acontresens.com. L’équipe du théâtre invite alors les artistes et ceux qui restent à venir au buffet dans la « petite salle ». Commentaire de Arm en voyant la taille de ladite « petite salle » et la quantité de petits fours disposés sur la table : « Y’a pas, les théâtreux, c’est autre chose que nos salles à nous. » Deux lycéennes le félicitent, pas seulement pour ses textes. Il sourit, leur dit merci.

Discussion avec les uns et les autres. L’occasion d’apprendre que ce spectacle a également été joué dans des salles de concerts. Que dans ces cas, c’est plutôt à Arm, venu de la scène Hip-Hop, de rassurer ses camarades, tous issus du théâtre. A l’inverse, il explique que les minutes qui précèdent le début du spectacle ne sont pas simples à gérer, émotionnellement. Surtout ce soir, cinq mois après la dernière fois.

David Gauchard explique plus avant sa démarche, la fragilité de l’entreprise et la force de ses convictions. Sa frustration lorsqu’il entend des commentaires qui ne retiennent que l’aspect performance technique de son travail, ce côté « faire du neuf avec du vieux« . Son insatisfaction permanente, ce souci du détail à changer, qu’il doit contenir toutefois pour permettre à ses acteurs de savoir où ils mettront les pieds demain. Sa volonté de créer un pont entre des disciplines qui s’ignorent à force de tout ignorer les unes des autres : « Il m’arrive d’aller à des concerts, de sympathiser avec des gens sur place, et pourtant de les surprendre en leur disant que je viens du théâtre. C’est marrant, parce que quand, en retour, je leur dis de venir au théâtre, ils traînent les pieds. C’est dommage, parce qu’il y a tant de choses à dire et à vivre avec la scène… »

Discussion avec Arm autour de ces belles plumes du rap qui gâchent leur talent à être mal entourées. De ces pluies d’avis à trier sur le Net. Discussions autour de Terrence Malick, de Godspeed You ! Black Emperor – auxquels certains crescendos métalliques du spectacle (et du travail de Mr Teddybear, l’acolyte de Psykick) font beaucoup penser -, et de bien d’autres choses encore. La suite se lira sur Acontresens ou sur l’Abcdr, plus tard, plus loin, peut-être.

Il ne pleut plus sur Lyon. Il est toujours octobre, et il est mercredi. Qui aurait cru qu’autant de lumière se cacherait sous un ampli ?

« Les puristes lèvent un sourcil ; le reste de la salle, le pouce, sonné.  »

« Être ou ne pas être, la question est là… Qu’y a-t-il de plus noble pour l’âme ? Supporter les coups de fronde et les flèches de la fortune outrageuse ? Ou s’armer en guerre contre un océan de misères et, de haute lutte, y couper court ? Mourir… Dormir… Plus rien… Et dire que, par un sommeil, nous mettons fin aux serrements de coeur et à ces mille attaques naturelles qui sont l’héritage de la chair ! C’est un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur. Mourir… Dormir… Dormir ! Rêver peut-être ? Ah ! Là est l’écueil ; car dans ce sommeil de la mort, ce qui peut nous venir de rêves, quand nous nous sommes soustraits à tout ce tumulte humain, cela doit nous arrêter. Voilà la réflexion qui nous vaut cette calamité d’une si longue vie ! »

« Car qui supporterait les flagellations et les humiliations du présent, l’injustice de l’oppresseur, l’affront de l’homme orgueilleux, les angoisses de l’amour méprisé, les délais de la justice, l’insolence du pouvoir, et les violences que le mérite patient subit de la main des indignes – quand il pourrait lui-même se donner son congé avec un simple poignard ? »

« Qui voudrait porter ce fardeau, geindre et suer sous une vie accablante, n’était que la crainte de quelque chose après la mort, la contrée non découverte dont la frontière n’est repassée par aucun voyageur, embarrasse la volonté et nous fait supporter les maux que nous avons, plutôt que de fuir vers ceux que nous ne connaissons pas ? »

« Ainsi la conscience fait de nous autant de lâches ; ainsi la couleur native de la résolution est toute blêmie par le pâle reflet de la pensée, et telle ou telle entreprise d’un grand élan et d’une grande portée, à cet aspect, se détourne de son cours et manque à mériter le nom d’action… »

(Hamlet, acte III, scène 1)

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