D-Styles, le big bang scratch
Décryptage

D-Styles, le big bang scratch

Need, Atom, Shone, Pone et Hertz : cinq DJs français réalisent le portrait de D-Styles. Avec en creux, vingt ans d’évolution du turntablism. Un décryptage réalisé sous l’égide de l’un de nos DJs maison, Bachir, auteur de la récente rétrospective sonore D-Styles, the Only Mixtape.

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Quand fin septembre, Bachir sort le volume consacré à D-Styles de ses Only Mixtapes, cela coïncide presque jour pour jour avec la sortie du premier album des Invisibl Skratch Piklz. Le mythique crew de DJs a pourtant plus de vingt ans, et Qbert, son leader, est l’icône mondiale du scratch. Depuis presque autant de temps, D-Styles fait partie de la galaxie Skratch Piklz, ce qui revient à dire de la galaxie turntablism tout court. Moins cité que la plupart des stars mondiales de la discipline, il reste pourtant l’un des DJs préférés des DJs. Certes, Dave Cuasito, de son vrai nom, n’a jamais été champion du monde et n’a jamais produit, ni tourné, pour des groupes de rap à la renommée mondiale, contrairement à des Mix Master Mike ou des A-Trak. Mais lorsque dans la deuxième partie des années quatre-vingt-dix il s’installe aux côtés de Qbert, c’est un bouleversement. Car au bout de ses mains, D-Styles a un flow unique, une musicalité qu’admirent et lui envient ses confrères du monde entier. Alors nous avons demandé à cinq d’entre eux de décrypter le parcours du Wax Fondler et son influence. Et en creux des témoignages – recueillis séparément par téléphone – de Need, Atom, Shone, Pone et DJ Hertz, il y a également vingt ans d’évolution du turntablism. Ça tombe bien, le seul et unique album solo de D-Styles, l’obscur Phantazmagorea, en est l’un des tournants. Décryptage.


« D-Styles en un mot ? » Il aura suffi de cette question pour que les superlatifs fusent à travers le haut-parleur du téléphone. « The Godfather », « le fonkyman », « LA référence », « incroyable », « sur-musical », voilà pour les exclamations recueillies auprès de chacun des DJs que nous avons sollicités pour parler de Dave Cuasito. En plus de l’admiration, il y a aussi des rires et un large sourire qui se dessine derrière chaque combiné, de cet enthousiasme qui marrie respect et bons souvenirs. Car évoquer D-Styles, c’est également plonger dans la mémoire collective du turntablism. Voire même tracer un pan de l’histoire de cette discipline, d’abord redéfinie, puis enfin consacrée par le terme scratch music au début des années 2000. Les DJs français peuvent vous en parler, eux qui ont fondé des groupes passés maîtres du genre tels les Birdy Nam Nam ou C2C pour ne citer que les plus connus.

D-Styles n’y est évidemment pas pour rien. Si le DJ est connu et reconnu par les turntablists depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, il se passe quelque chose d’un peu plus particulier lorsqu’en 2002, il sort Phantazmagorea. Sur ce premier – et unique – solo, le DJ américano-philippin conceptualise en dix-neuf pistes une nouvelle façon de faire du scratch. Manier un disque sous le saphir tout en en découpant les sonorités à l’aide d’une table de mixage n’est désormais plus uniquement un arrangement pour morceau de rap ni une démonstration technique réservée aux championnats de DJs. En sortant son disque en solo, D-Styles fait du scratch une manière de faire de la musique. Il est le premier DJ à écrire virtuellement une partition qui ne se joue qu’avec des platines et des disques. C’est un autre champ des possibles qu’ouvre le natif de San Francisco aux autres DJs du monde entier. « D-Styles est le premier DJ compositeur, le premier DJ musicien en fait, » assène Shone au téléphone. « Il nous émancipe du délire du DJ new-yorkais, du DJ classique comme on le connaissait, celui qui est soit DJ d’un groupe, soit DJ ultra-technique, ceci pour développer de la musique par le scratch. »

C’est quelque chose qui n’échappe pas au collectif français Birdy Nam Nam, dont Need fait encore partie aujourd’hui, et qui suit de près la même ambition que D-Styles. « Lors du premier album de Birdy Nam Nam [sorti en 2005, NDLR], tout se déroulait chez Crazy B où l’on samplait les disques de sa collection. C’était un véritable laboratoire où l’on avait qu’une seule idée en tête : se prouver qu’on était capables d’être des musiciens derrière des platines, d’être des DJs capables de composer. On voulait faire de la scratch music. » Quelle est l’influence de Phantazmagorea pour le quatuor de DJs français lors de l’élaboration de leur album ? « L’univers nous avait marqués, bien sûr. Pour la première fois, un DJ sort quelque chose qui a une cohérence, une ambiance générale sans être un mix. Quand tu écoutes Phantazmagorea, tu peux croire que tu écoutes la bande originale d’un film d’horreur ! On ne visait pas les mêmes ambiances, mais la cohérence de son projet était vraiment significative pour nous. » Preuve de cette influence, mais aussi de cet immense respect, Need, Crazy B, Lil’ Mike et Pone convient D-Styles sur leur premier album pour un titre qui s’appellera « Il y a un cauchemar dans mon placard ». Un clin d’œil à l’univers de D-Styles. « Si un seul devait être là, qui d’autre que lui ça aurait pu être de toute façon ? » confirme Need. « Même Qbert on ne l’aurait pas invité, car on ne cherchait pas à entendre des scratchs de « Ah » ou de « Fresh », aussi fous soient-ils. On voulait « jouer » avec d’autres DJs, « jouer » dans le sens « jouer ensemble », comme des musiciens. Quand D-Styles est venu, il a posé la batterie du début à la fin du titre, et nous on posait nos sections par-dessus. C’est du live, sans boucle et c’est exactement ce qu’on voulait à chaque piste de l’album. »

D-Styles, Atom ne l’aura pas vu sur les disques de son groupe, C2C. Mais il reconnaît que le côté « réfléchi et calculé » de Dave Cuasito a pu influencer la formation nantaise. « Mais attention, je dis ça en ne nous mettant pas à son niveau, même si Pfel est super avancé techniquement. C2C n’a jamais été trop freestyle scratch, mais le côté propre et calculé, qui groove malgré le calcul, c’est ce qu’on a retenu de lui, et notamment sa science du combo. » Mais à l’inverse d’un Shone, grand fan de l’œuvre de D-Styles, Atom prend plus de recul sur la révolution que peut représenter Phantazmagorea. « Son disque m’a moins emballé que je l’aurais espéré. Je crois que je suis plus attiré par son côté soliste, virtuose. » Il voit dans l’album, mais surtout dans la suite de la carrière de D-Styles, certaines limites : « faire du son uniquement avec des platines et des vinyles, c’est un beau concept et un bel exercice. Mais est-ce que ça sert toujours la musique ? Je n’en suis pas sûr. Avec C2C, nous avons fait le choix d’incorporer d’autres sources, même si en live, on valorise les platines. » Pour lui, D-Styles et son crew – les mythiques Invisibl Skratch Piklz qu’il compose à ce jour avec Qbert et Shortkut – sont des « jusqu’aux boutistes. » Même si l’album n’est pas son meilleur souvenir de D-Styles, Atom aurait aimé que ce que le DJ a fait avec Phantazmagorea soit une rampe de lancement : « parfois j’aimerais bien que lui et les Skratch Piklz prennent du bon dans d’autres territoires, qu’ils étayent un peu leur délire en se faisant plus musiciens. Sur disque au moins, ils devraient essayer d’insérer un peu autre chose. Parfois, la régularité d’une machine, c’est aussi ce qui crée un groove. »

Hertz, titré en championnat du monde par équipe avec son collectif 9 O’Clock et dont D-Styles utilise aujourd’hui les breakbeats, est sur la même longueur d’ondes. Il commence par une mise au point : « pour moi, le terme « scratch music » est un fourre-tout. Car le scratch ne définit pas la musique que tu fais. Prends l’album de C2C, le premier disque des Birdy Nam Nam, et celui de D-Styles. Ont-ils un truc à voir ? Pas forcément. Ils ont sûrement des choses en commun, mais ce n’est pas le même but, et ce n’est parfois pas les mêmes outils non plus. » Puis il décrypte Phantazmagorea : « quand j’entends le disque, dans sa méthode de fabrication, c’est incroyable. Mais je pense qu’on ne pourrait pas ressortir un truc comme ça maintenant. Le problème de tous ces DJs c’est qu’ils ont du mal à se mettre au goût du jour. » Pour Hertz, être DJ aujourd’hui sans produire du son est impossible. « Ce qu’il a fait en 2002, ce que Birdy Nam Nam a fait en 2003, ça avait beaucoup de sens à l’époque. C’est un travail de recherche énorme et ça redéfinissait plein de chose au niveau du deejaying. Mais aujourd’hui, c’est dépassé. D-Styles est l’un de nos pères fondateurs, mais il fait partie aujourd’hui de ces DJs qui n’ont pas su ou pas eu envie de se renouveler. » Même Shone, le plus enthousiaste, confirme et admet avoir été un peu déçu les dernières fois qu’il a pu voir le DJ des Invisibl Skratch Piklz sur scène. « Le mec est d’une constance extraordinaire mais dernièrement, je trouve qu’il n’a pas assez poussé musicalement. J’adore, mais parfois j’aimerais bien avoir plus de prises de risques. » Pour autant, ce que certains DJs considèrent comme un ronronnement, Shone le balaie d’un revers de main. « C’est un mec qui avance avec ses convictions, ses potes, et qui fait ses trucs au feeling. Tu as les virtuoses comme A-trak, qui se tracent un chemin, et tu as les virtuoses comme D-Styles qui ont juste envie de faire de la musique. Jazzman quoi ! [Rires]. » Puis arrive la réflexion que tous se font à un moment ou un autre lors de ces entretiens croisés. C’est Shone qui le premier met les pieds dans le plat : « je pense que D-Styles n’a pas trop d’attentes et c’est ce qui donne de la pureté à sa musique, sa démarche. C’est aussi pour ça que je l’ai adoré. Je pense que j’ai essayé de faire pareil à l’époque inconsciemment; le but c’était de donner des trucs qui ne se jouaient pas en radio, de pas être sous la coupe d’un autre DJ. »

La coupe d’un DJ ? Celle de Qbert évidemment. Mais pour comprendre, il faut rembobiner la biographie de D-Styles, voire même l’histoire du turntablism. D-Styles est de ces DJs américano-philippins, installés pour la plupart sur la côte Ouest des États-Unis. Comme le raconte Oliver Wang, lui-même DJ et sociologue de la musique, ils sont nombreux dans les années quatre-vingt à avoir d’abord pratiqué par l’intermédiaire des Disco Mobile. D-Styles est l’un de ceux qui, avec son installation amovible, écume les événements de la région tels que les mariages, les anniversaires, les soirées. Mais c’est aussi le genre de DJ qui se tourne vers les aspects les plus techniques du deejaying en passant à petite vitesse ses scratches préférés pour les décortiquer, puis les reproduire. Jusqu’à être capable de les imiter à perfection à vitesse réelle. Ses disques favoris reflètent un esprit barré artistiquement. En plus du classique Illmatic, il y a parmi eux le premier album de Freestyle Fellowship ou le monument d’Organized Konfusion, Stress: The Extinction Agenda. Au milieu de ses vinyles, derrière ses platines, D-Styles comprend rapidement que pour être entendu, il faut participer à des compétitions, mêmes locales. Ça tombe bien : au même moment, dans la baie de San Francisco autant que dans tout le reste de l’immense Golden State, il y a une effervescence parmi les DJs. « À la fin des années quatre-vingt l’épicentre du scratch est passé de Philadelphie à la Californie, avec cette jeune génération de DJs férus de scratch, les Qbert, Apollo, Mixmaster Mike qui étaient tous de la même région » rappelle Oliver Wang. D-Styles est dans cet épicentre. « Les médias donnent l’impression que le DJ est forcément solitaire, mais quand on regarde en profondeur on voit que la notion de collectif est omniprésente chez eux. Qu’il s’agisse de crews officiels ou de regroupements moins formels, les DJs évoluent rarement seuls, en tout cas, beaucoup moins souvent qu’on se le représente habituellement », complète le sociologue. D-Styles, déjà jeune prodige, ne fait pas exception à la règle, puisqu’il rejoint dès le milieu des années quatre-vingt-dix les plus prestigieux collectifs de DJs la côte ouest.

Ce sera d’abord pas moins que les Beat Junkies, dont il est toujours membre. Puis ensuite ce sera le mythique collectif Invisibl Skratch Piklz, fondé par Qbert. Qbert est l’extraterrestre du scratch, l’humanoïde de la platine, celui dont la légende dit que les organisateurs du DMC [Acronyme de Disco Mix Club, premier championnat de DJs créée en 1985. C’est le plus connu au monde en plus d’être originellement un label,NDLR] l’ont forcé à devenir jury de la compétition pour qu’il arrête de la gagner. Qbert est aussi un americano-philippin de San Francisco, comme D-Styles. Pour résumer, Qbert est à ce moment considéré par tous comme l’alpha et l’oméga du turntablism. Il est aussi le premier à en avoir fait un business, épaulé par Yoga Frog. « Qbert avait compris qu’un artiste, c’est un tout. Alors avec ses projets, les vidéos, notamment les Turntable TV, les labels de  breakbeats, les pochettes hyper marquées, le tout avec un ton déconneur à chaque fois, il a construit une proposition artistique globale. Souviens-toi qu’avant les années 2000, ils avaient déjà un site où ils streamaient ce qu’ils faisaient » explique Need. « C’est aussi comme ça que je les ai mieux découverts, avec un modem 56k [rires]. » Ce ton déconneur et cette proposition globale a influencé plein de monde, D-Styles le premier. Dans le sillon de Qbert, il commence à apparaître dans la plupart des épisodes des Turntable TV et à promouvoir du matériel, notamment dans une mythique séquence démo pour Vestax. D’Atom à Shone, les Turntable TV sont systématiquement citées comme une révélation, une claque technique et créative. « Moi j’étais plus DJ Babu mais quand j’ai vu D-Styles dans ses vidéos, j’ai eu envie d’être comme lui : installer un tabouret, un miroir pour me voir scratcher et faire comme lui. Les Turntable TV, notamment, m’ont ramené ce truc-là » explique Pone en riant. Hertz complète : « les Turntable TV, pour nous DJs, c’était un modèle et surtout c’était frais. » « Les mecs se mettaient en scène, au fur et à mesure ils se sont mis à scratcher déguisés sur fond-vert pour y incruster des décors, avec un vrai générique, ce ton déconneur parlait à tout le monde » confirme DJ Need. Comme leurs trois confrères, Atom et Shone se souviennent des premières apparitions vidéos de D-Styles : « j’ai le souvenir d’une session avec toute la clique Invisibl Skratch Piklz. Qbert, Yoga Frog, Shortkut, tous sont là, et d’un coup, D-Styles arrive et envoie un truc super propre » se remémore Atom.

Une impression confirmée à la même époque par la sortie de Pharaohs of Funk. La cassette, rééditée en CD en 2000, associe DJ Flare, un autre Skratch Piklz de l’époque, et D-Styles. « C’est mon traumatisme ça ! C’est là que je prends ma claque, on sent vraiment le truc musical arriver, qui va prendre le dessus sur la performance » se souvient le DJ de C2C. « Tous les deux ont des super flow, un phrasé. Sur ce projet, il y a une alchimie qui est rare entre deux DJs de ce calibre. Ils sont dans un véritable jeu de questions/réponses » décrypte Need. « Flow », « Phrasé », « questions/réponses » : le vocabulaire ne trompe pas, tant il est d’habitude associé pour le grand public à l’art du emceeing. Hertz en fait la synthèse : « D-Styles est l’un des premiers à avoir réussi à allier grande musicalité et grande technique. » Quelques jours plus tard, toujours par téléphone, Pone abonde et va même plus loin puisqu’il parle de « sur-musicalité » : « même si le jazz n’est pas mon truc, pour moi D-Styles s’inspire de Miles. » « En vrai, jusqu’à D-Styles, on suivait tous Qbert ! Quand il fait l’album Dr Octagon avec Kool Keith en 1996, on prend une énième claque » se souvient Atom. Mais juste après, quand les turntablists du monde entiers voient D-Styles définitivement s’installer, que ce soit aux côtés des Invisibl Skratch Piklz ou dans les démonstrations vidéo pour Vestax, ils comprennent qu’un truc se passe. « On voit chez lui tout ce que Qbert ne fait pas ou peu : l’exécution et les découpes sont hyper propres, la folie ne prend pas le dessus sur le rendu. Et surtout, c’était plus musical ! » Quand en 1997, les Invisibl Skratch Piklz passent en France, aux Transmusicales de Rennes, de nombreux DJs français sont sur place. Shone est l’un d’eux et lui aussi n’en revient pas de la musicalité du DJ : « D-Styles était plus accessible, bien plus que les autres Skratch Piklz en tous cas. » Même les potes du DJ d’Audiomicid, d’habitude hermétiques aux figures du turntablism, comprennent qu’il se passe quelque chose lorsque Dave Cuasito touche aux platines. « Ils sentaient un but derrière sa technique, ils me disaient : mais il est différent lui ! Du coup, j’ai même envie de faire un lien entre D-Styles et Rob Swift, notamment pour le coté smooth de Rob Swift. Pour moi, D-Styles c’est le juste milieu entre Rob Swift et Qbert. »

De Pone à Hertz, tous sont unanimes, D-Styles bouleverse le paysage, et il le fait à côté du plus grand scratcheur de tous les temps. « Mais il ne faut pas se tromper de débat » explique Shone, qui a toujours eu l’impression que D-Styles ne cherchait pas la notoriété ni à renverser le roi Qbert. « Pour moi, ce sont avant tout des histoires de potes, pas de la compétition. Je suis d’ailleurs persuadé que D-Styles n’a aucun plan de carrière en tête quand il est avec les Invisibl Skratch Piklz. » Dans une interview à hiphopgods.com, l’intéressé le confirme lui-même, de ce style concis et taiseux qui est le sien en dehors des platines : « être dans un collectif, c’était plus pour être avec un groupe d’amis avec lequel je pouvais partager des idées, être avec des potes avec lesquels je pouvais m’entraîner tout en buvant des bières. » DJ Pone peut le confirmer, lui qui a atterrit deux fois chez D-Styles au début des années 2000. « C’est un très grand moment dans ma carrière. J’étais aux USA pour les ITF [Acronyme de International Turntablism Federation. Association de DJ, dont le championnat est également très connu. En 2006, elle a été rebaptisée IDA (International DJ Association), NDLR] de 2002. Je vois DJ Woody traîner dans la rue avec d’autres gars et ils me disent qu’ils vont voir DJ Flare. Je me retrouve finalement chez D-Styles, et là le truc de ouf : les platines bien installées, pour tout le monde, et tout le monde se met à scratcher. C’est révélateur de l’état d’esprit du mec. Ça m’est arrivé une seconde fois plus tard, grâce à Melo-D [des Beat Junkies, NDLR] cette fois. »

Jusque-là, aux yeux du monde du turntablism, la trajectoire de D-Styles est indissociable de celle des Invisibl Skratch Piklz et de Qbert. En 1998 sort Wave Twisters, l’album solo de Qbert qui sera ensuite adapté en un film déjanté et psychédélique, fait d’un mélange d’images d’animation et d’images vidéo. D-Styles apparaît sur ce disque, puis dans sa version cinématographique. DJ Flare, Yoga Frog, et même le guitariste Buckethead sont également là, dans cette œuvre tout droit sortie du cerveau fou de Qbert, où un dentiste intersidéral devient DJ malgré-lui pour affronter un ver de terre rouge, inspiré du Krang des Tortues Ninja. On est plein dans le scratch mutagène, et lors du titre « Razorblade Alcohol Slide », D-Styles vole la vedette au génie Qbert au point que ce titre est à demi-mots décrit comme un coup d’état. « Ce petit plan avec le son de violon » traumatise de nombreux DJs. Pone garde un souvenir encore plus particulier de ce morceau, qui éclaire la carrière de D-Styles sous un autre angle : « étonnement, c’est son titre qui m’a le plus marqué à cause de l’utilisation qu’en a fait DJ Craze. L’album Wave Twisters venait de sortir, et lors des championnats de 1999, Craze s’approprie le titre et fait un beat juggling dessus. On est à New York, je suis dans la salle, et je t’assure que ça nous a tous tués. » Cette anecdote révèle à quel point D-Styles a influencé jusqu’aux meilleurs de ses confrères, puisqu’à l’époque DJ Craze est champion du monde DMC. Il sera finalement titré trois fois de suite.

De DJ Babu pour Pone aux X-Ecutionners pour Need, tous mettent de côté leur précédent DJ favori. Hertz, celui qui a la plus jeune carrière parmi tous les DJs que nous avons interrogés, salue la grande régularité de celui qui se fait aussi surnommer Wax Fondler lors de son travail sur des breakbeats et DJ tools. « Par rapport à d’autres, il a une très grande régularité. Tout ce qu’il fait à un certain niveau c’est sans fausse note. Certains DJs sont musicaux, comme Premier par exemple. Mais pourrais-tu le comparer à D-Styles ? Non. Quant à Qbert, c’est un extraterrestre, mais c’est quelques fois au point où il en devient illisible. Tu peux parfois dire que ce que fait Qbert te gonfle, alors que ça n’arrivera jamais en parlant de D-Styles. » Preuve que D-Styles a beau avoir fourbi ses armes auprès des turntablists les plus techniques du monde, il n’est pas qu’un technicien de la platine doté d’un feeling de jazzman, même s’il est probablement l’un des meilleurs d’entre eux.

Car D-Styles est aussi occasionnellement un beatmaker, un DJ de soirées, mais aussi un DJ pour d’autres artistes, de Nocando à Busdriver en passant par son groupe Third Sight. Mais même à ses propres confrères DJs, il est parfois dur de le rappeler. Alors finalement, en homme qui a redessiné tout un pan du turntablism, seul son passif en tant que producteur de DJ tools et de breakbeats fait mouche auprès de nos interlocuteurs. À ce sujet, Shone est intarissable : « Sous l’étiquette Wax Fondler, il met tout son univers dans les breakbeats. Sur ses DJ tools, il y avait tout ce qu’il fallait pour un DJ, que ce soit en beat, notamment le « please relax, take off », mais aussi les grosses caisses, caisses claires, les phases à scratcher. Et il accompagnait le tout avec son univers, ce délire sataniste pour rigoler, mi-serial killer, mi obsédé. C’était au point qu’il y avait certaines pochettes qu’on avait du mal à assumer » explique-t-il en riant. « Moi j’adorais ce côté déglingué, c’était assez proche de ce que je faisais avec Audiomicid ou mon crew de taggueur. Si je devais citer ses deux breaks qui m’ont le plus traumatisés, ce sont le Black Market Snuff Breaks et le Fetish Breaks. » Need souligne l’influence évidente de ces breakbeats pour tous les DJs : « D-Styles et de façon plus générale l’équipe Invisibl Skratch Piklz, c’était hyper important pour nous. Ils étaient nos principaux pourvoyeurs d’outils. En plus, ils nous faisaient saliver en s’en servant dans leurs propres sets pour les promouvoir. C’était malin de leur part. Leurs sorties, c’était quelque chose qu’on attendait tous de pied ferme. » Idem pour Atom : « j’ai saigné les Bitch Slapped au point qu’on ne voit quasiment plus le macaron rouge dessus et c’est vrai que la pochette est gratinée [rires]. Mais à vrai dire, du côté de C2C, on a préféré les breakbeats de DJ Swamp, qu’utilisait beaucoup Craze d’ailleurs. » DJ Hertz, qui produit lui-même des breakbeats sous l’étiquette Scratch Science, dont le Grasshoper Breaks utilisé par D-Styles lui-même, remet en perspective le tout avec ce qui se fait aujourd’hui. « Je vais peut-être te faire halluciner, mais si ça me touche que D-Styles utilise nos breaks, ça ne me fait pas rêver comme ça m’aurait fait rêver il y a dix ans. À l’époque des DMC, tu ramenais tes disques, tu faisais même parfois presser les tiens. Aujourd’hui, si tu veux plier un DMC, particulièrement en équipe, il faut une qualité de production. C’est d’ailleurs là où des mecs comme Le Jad ont compris qu’il fallait construire des équipes pour proposer plus de compétences. Même si en apparence, le nouveau matériel rend le deejaying plus accessible, à partir d’un certain niveau, il nécessite bien plus de compétences. Claquer des routines en championnat, c’est fini, désormais il faut produire. En 2016, un gamin qui commence le scratch, je vais le pousser vers Ableton Live en parallèle des platines, car tu ne peux plus te permettre de prendre une grosse caisse et une caisse claire pourries, en faisant du drumming dessus comme un gros véner. Ça ne passe plus. Et pourtant, tous les DJs qui ont bossé et bossent encore comme des fous, qui ont percé, ont une part de D-Styles ou Qbert en eux. »

D-Styles serait donc has-been ? « Oui et non » répond Hertz. « D-Styles lui-même est tout sauf has-been, mais le scratch tel que l’ont connu et le pratiquent les Invisibl Skratch Piklz, c’est devenu has-been. Il faut être honnête : un jeune d’aujourd’hui n’est plus intéressé par cette façon de scratcher, pour lui c’est dépassé. Après t’as des mecs qui défendent un juste milieu, comme Craze. D’ailleurs, moi-même je vis un paradoxe : je suis plus fan de D-Styles que de Craze, mais depuis plusieurs années je me fais plus surprendre par Craze, qui est aussi un ancien, que par D-Styles. » Craze est un nom qui revient de toute façon régulièrement lors de ce tour d’horizon de la carrière de D-Styles, au point qu’il en devient un point de comparaison. Pone saute sur l’occasion, catégorique : « Craze est le plus grand DJ de tous les temps, c’est le plus polyvalent et il est ultime techniquement. Il est impossible à démonter et n’a pas pris une ride contrairement à beaucoup d’autres. C’est le plus fort ! » Shone abonde : « Craze a même été le premier à montrer comment utiliser de façon ultime les breakbeats de D-Styles. Le mec te faisait des beat juggling avec des pistes faites pour scratcher, c’était incroyable ! » Comme Pone et Shone, Hertz qualifie Craze de modèle en la matière : « il se met au goût du jour, est à la pointe du truc, lui a évolué. Pour autant, être has-been n’enlève rien à ce que tu as fait, et D-Styles a un truc pour lui en plus de ce qu’il a apporté à la discipline, c’est sa régularité en scratch pur. Mais les sons qu’il utilise, par exemple, n’ont  pas trop évolué. Pour Qbert, c’est encore pire. Lui, sa chance, c’est le business qu’il a construit et son sens du show. » Pone, le dernier qui sera interviewé dans le cadre de ce papier, aura même cette formule lapidaire : « Qbert peut dire merci à D-Styles. Mais attention, il ne faut pas non plus tout attendre d’eux. Produire, ce n’est simplement pas ce qu’ils recherchent en tant que DJs. » Sont-ils des praticiens comme cela avait été suggéré plus tôt ? « Ce sont en tous cas des scratcheurs hors du commun » répond Pone. « Ils ont influencé tous les DJs qui s’intéressent au turntablism. Ils ont agencé leur propre studio, développé des produits comme la QFO ou la nouvelle table de mixage complètement givrée de Qbert. Ils voyagent en première classe dans le monde entier juste pour aller scratcher en public. Des mecs qui voyagent en première classe pour aller scratcher, je ne crois pas qu’il y en ait d’autres dans le monde [rires]. Je ne pense vraiment pas qu’ils souffrent de quoi que ce soit ni qu’ils se sentent dépassés. »

« Pour moi, le diagnostic qu’on fait sur D-Styles ne s’applique pas qu’à lui. Il est plus général qu’il n’y paraît, c’est le reflet d’un manque de remise en question générale venant de nous, DJs, notamment sur notre bagage technique » estime Need, déplorant un certain enfermement de la part des turntablists. « Même Qbert quelque part a régressé. Il a perdu en flow, même s’il est sûrement capable de sortir plus de clics [« clics » du bruit que fait le cross fader lorsqu’il arrive à l’extrémité de sa glissière, NDLR]. Je serais curieux de voir D-Styles dans d’autres contextes que le scratch, notamment lors de ses soirées Low End Theory, pour savoir comment il est en sélecteur. » Mais qu’il soit dubitatif ou pas, le DJ de Birdy Nam Nam regarde tout de même l’héritage laissé par Dave Cuasito avec ses yeux de jeune turntablist : « dans la scratch music, tout le monde capte qu’il a plus de talent que les autres et qu’il a inspiré du monde, sur une longue période en plus. Même quand les Turntable TV sont sorties à l’époque, on voyait qu’il était trop loin. » Atom se remémore aussi ses souvenirs de jeune DJ passant des heures à observer les gestes de D-Styles : « j’adorais regarder ses mains. Il a d’ailleurs fait partie de ceux qui ont remis la main sur la platine, alors que pendant un long moment, tout le monde te jaugeait à tes gestes au cross. Mais la main sur le disque, c’est super important et c’est lui qui a remis ça dans le jeu. Les plans de hand-control [« Scratcher » sans avoir recours au fader ou au cross-fader, uniquement main sur le vinyle, NDLR] sur Wave Twisters ou Phantazmagorea, c’est signé D-Styles. » Pone ne va même pas jusqu’à faire cette distinction : « ce sont ces deux mains qui me bluffent. Sa main droite maitrise le disque de façon incroyable, effectivement, notamment sur la découpe de phrases. Mais sa main sur le cross est incroyable aussi. Son cut de gaucher est hyper bien placé, précis, ses petit transforms sont incroyables alors que c’est un truc basique pour lui. » Atom s’amuse de cette habilité : « D-Styles a aussi ce côté où tu peux déconstruire ce qu’il fait. Il injecte de la simplicité et de la propreté dans une technique de malade. Le mec enchaîne un double click flare avec un crab de façon hyper construite. Il te fait croire que tu peux refaire son scratch. Et quand on a essayé, ben on les passait, mais ce n’était pas aussi propre. Pourtant tu te disais, bon, ça doit être possible de faire pareil. Mais en fait : impossible ! [Rires] » En d’autres termes, c’est ce qu’on appelle avoir du flow. Quitte à être d’abord vu comme un soliste, de génie certes, mais un soliste. C’est l’avis de Need : « D-Styles est un excellent soliste, mais être un excellent soliste ne se traduit pas forcément en tant que bon compositeur. Lui l’a réussi avec Phantazmagorea. Mais la carrière que tu vas faire dans la musique ensuite, c’est laquelle ? Quand tu regardes où en sont tous ces DJs en termes de création musicale, c’est compliqué pour eux. C’est dommage car Phantazmagorea avait une vraie mise en scène, racontait des histoires, des ambiances. C’est dommage de ne pas avoir poursuivi dans cette direction. »

Malédiction du soliste, autisme du surdoué ou simplement je-m’en-foutisme du passionné de scratch qui a réussi à faire ce qu’il voulait comme il le voulait ainsi que le défendent Shone et Pone ? Le curseur de chaque avis se place en fonction des attentes auprès de ce que peut faire un DJ. Mais de l’avis général, D-Styles n’aura jamais réinventé sa discipline une seconde fois, en tous cas pas comme il l’a fait dans la période où Qbert lui a donné de l’exposition avec comme point d’orgue l’émancipation symbolisée par le sombre et tortueux Phantazmagorea. « C’est à l’image de l’évolution du scratch » relativise Hertz. « La discipline avait une grosse visibilité à la fin des années quatre-vingt-dix. Elle a failli être super populaire, en France notamment, mais ça n’a pas réussi. Le turntablism a manqué de successeurs après le début des années 2000. » Et Toadstyles ou encore Ricci Rucker qui, s’il est aujourd’hui la voix de certains tubes de Breakbot, a également fait partie de ceux qui ont fait rebondir le turntablism, notamment lors de la sortie de Sketchbook, bien plus accessible que Phantazmagorea et réalisé avec Mike Boo ? « Ce sont les enfants de D-Styles » certifie Pone. Mais pour Hertz, ça ne change rien, ça fait un moment que la messe est dite : « aujourd’hui le scratch n’est plus à la mode. Je donne des cours de deejaying, et la plupart de mes élèves sont des gens qui ont raté le coche quand ils étaient jeunes. »

Alors de D-Styles, il reste un disque charnière dans l’histoire du turntablism et surtout une patte technique et musicale, toujours aussi singulière vingt ans plus tard. « Il fait partie de ces quelques DJs qui m’ont fait rêver. J’ai toujours voulu découper des phases comme lui. La découpe de phrases, c’est un truc que j’adore et je crois que c’est très dur de découper une phrase en scratch avec du feeling. Quand je le fais, je repense à ces rares DJs qui savent le faire avec style. D-Styles en fait partie au même titre DJ Revolution, Primo ou Babu avec les Dilated Peoples » explique Pone. Et si D-Styles est resté avant tout un DJ pour les DJs, Atom persiste et signe : « ses scratches sont d’une propreté absolue dans l’exécution. À côté de ça c’est vraiment un flow unique qui en fait la référence du scratch technique qu’il a en plus réinventé, « musicalisé » avec Phantazmagorea. Le problème est qu’ils n’ont jamais cherché à pousser plus loin cette démarche. » Effectivement, aujourd’hui, si D-Styles garde son groove, il ne le fait qu’au service de séquences de scratches toujours dignes de son niveau en 2002 et produit des breakbeats quand il ne rescratche pas avec les Invisibl Skratch Piklz. Rien n’a donc bien changé depuis Phantazmagorea dans l’univers de Dave Cuasito.

« Avec 9 O’Clock, on veut impressionner les turntablists tout en charmant les mecs qui ne connaissent pas l’exercice. Le but est qu’ils se disent : ah ouais, j’écoute de la musique, pas trois DJs véner et déconnectés » explique DJ Hertz, conscient que de toute façon, même aux DMC, aujourd’hui « un DJ qui enchaîne les figures sans rien proposer de produit ou musical n’a aucune chance. » Pour lui, D-Styles est rentré dans l’ADN du scratch mais paradoxalement, il ne peut plus en être un modèle. Reste Shone : « nous les DJs on pense des trucs en se disant que D-Styles aurait dû faire ceci, qu’en faisant cela il aurait pu être là. Bref, on est des fans et on imagine tout ce qu’il aurait pu faire autrement. Mais honnêtement, je pense que D-Styles s’en bat les couilles. Il fait ce qu’il aime, et il fait de tout : soirées, DJ de groupe, scratcheur, producteur de breakbeats. Il est dans son univers et personne n’a jamais pu l’atteindre. » Pas étonnant pour un DJ qui a réalisé l’un des principaux big bang de l’histoire du scratch.

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